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Jul2laVirgule

Vapeurs chamaniques, Natural Mystic

Dernière mise à jour : 28 déc. 2020


Brasero ou H2O. L’enfer ou l’eau chaude.

Le mois de juin de cette année 2019 s’annonçait chaud. Le mercure est monté très rapidement par deux vagues de chaleurs espacées de vingt-quatre heures. Alignés sur la même orbite, sous le signe des Gémeaux, deux disques jumeaux ont brillé comme des étoiles et ont illuminé le rap français en l’espace de deux jours. Le feu brûle encore et la vague de chaleur ne s’estompe pas. L’astrologie fait de belles choses parfois. Annoncé pour le 7 juin, « L’enfer ou l’eau chaude » était teasé depuis quelques mois . Peu de temps après la très belle association de malfaiteurs « Carbone 14 » où Joe Lucazz plaçait sa gouaille parisienne sur les productions précieuses de Pandemik Muzik. Une année 2018 très productive pour Mr Joe, sortant en amont du projet précité « No Name 2.0 », et « Paris dernière » produit par Char du Gouffre. Seul Roc Marciano outre atlantique fera mieux dans une ambiance et un savoir-faire similaire avec “RR2 : The Bitter Dose”, “Behold A Dark Horse” et “KAOS” en compagnie de DJ Muggs. Après une sortie reportée, « L’enfer ou l’eau chaude » sortira finalement le 11 juin en compagnie d’Eloquence, ex-compagnon de rimes de Disiz La Peste dans le collectif Fuck Dat et présent sur la BO de Taxi 2 dans le collectif One Shot aux débuts des années 2000, auteur d’un très bon “Trill Makossa” en 2016. Neuf titres pour trente-quatre minutes avec des producteurs « maison » habitués de Joe (Pandemik Muzik sur deux titres, Char sur un titre) mais aussi des nouveaux venus s’en sortant haut la main. En atteste le piano solennel de Flagrandelit, merveilleusement clôt par le spoken word rauque-sudiste et charismatique de Bouga , sur « Carlito ». En témoignent encore le morceau-titre “L’enfer ou l’eau chaude” avançant sur un tapis roulant de lave fumante entre marche militaire et force tranquille signé Ace1 et Polygrafic, ou l’ambiance feutrée futuriste concoctée par Heisenberg et Narcos sur « Mad Max ». Trente-quatre minutes c’est exactement le même laps de temps qui s’égrène sur « Apaches » de Sameer Ahmad. Le projet garde le même format que son précédent album, l’excellent « Perdants Magnifiques » de 2014. Une courte introduction marécageuse saturée de riffs électriques suivie de neuf titres. A la "Illmatic". Album cité de nombreuse fois par Ahmad à côté de “Aquemini” d’Outkast comme modèles dans son parcours d’auditeur/rappeur. Le montpelliérain sortira son projet le 12 juin, un jour après celui de Joe et Eloquence. Produit par un noyau dur de cinq producteurs : Pumashan, Skeez’Up, Lk de l’hôtel Moscou, LVMX et Ideal Jim (Nab et Crem sont également crédités sur deux titres), « Apaches » roule sur un concept initié en 2018 par le morceau « Sitting Bull ».

"C'est un bon jour pour mourir."


La citation est tirée de "Little Big Man", le climat calme et brumeux comme dans le tipi de Chief Dan George où l'on retrouve Sameer Ahmad en lévitation. L’ambiance est posée : le temps de deux subtils couplets, Ahmadeus éclipse la concurrence et délivre un morceau mystique entre des nuages de purple bleue jamaïcaines, des vagues marocaines, des collines du Montana et des skate-parks de Barcelone. Le temps s’arrête pendant quatre minutes, le moment de prendre un grand recul et de survoler la Terre pour mieux comprendre la folie qui s’est emparée des lieux. Et reprendre une taff tranquille, suspendu au-dessus de ce vaste univers à la déroute dépeint par Sameer. Et constater que le grand chef Apache avait raison : "La route ne mène nulle part."


C’est dans cette optique que se construit « Apaches ». Un disque hanté par les fantômes des peuples amérindiens et des civilisations entières anéanties par la main et les billets de l’occident.

« Que des âmes assassines. (…) Y’a plus de fruits, il reste que le mal et les nouveaux rivages n’ont plus de couleurs. (…) Et on ne regarde plus vers l’ouest. »

« Je m’installe dans la papaye verte, les restes d'une colombe dans mon attrape rêve. »

« J’ai mis de l’eau dans mon eau. Rien n’a changé. Y’a que des pages grises. Mauvais endroit, mauvais moment. »

« J’ai une vision qui me hante le crâne : Benny du Bronx sur les quais de Ground Central, man. »

« Les pieds sur terre c’est pas mon créneau J’suis dans la lune depuis le préau Et j’suis bien en l’air mais je reste prudent car même athée je crains le Très Haut En bas c’est cool il fait chaud Donc je redescends pour pécho. »

« Autour d’un Brasero. Pour l'enfermement ? Ou pour l'enfer de Dante ? Moi j'aime redescendre, frère, quand la terre me manque. ”

Difficile de distinguer qui a écrit ces lignes tant les deux disques se parlent entre eux. Sur "Papa Legba", le sample de « Venus In Furs » du Velvet Underground, bouclé par les grands esprits de Pumashan et Ideal Jim, tourne comme une cérémonie hoodoo de chaman indien. Le morceau résonne mystiquement avec le titre du projet commun de Joe Lucazz et Eloquence : « L’enfer ou l’eau chaude ». Le paradis est proscrit et les deux disques partagent des visions de vies peu avenantes du futur. Sameer n’hésite pas à balayer la civilisation actuelle d’un refrain circulaire et lapidaire dans un “Sherpa” résigné. « Dans ce cercle, tous unis dans ce cercle. On va tous, tous mourir dans ce siècle ».

Les deux visuels sont à la hauteur de l’audio et font fonctionner l’imaginaire. Hector de la Vallée signera la pochette hallucinée de “Apaches” comme si il voyageait sous peyotl . « L’enfer ou l’eau chaude » nous gratifie d’une photographie qui parle d’elle-même. Un cœur se forme au milieu d’une coulée de lave. Le magma en fusion s’apparente à des corps décharnés, aspirés par ce vide rouge incandescent. Un attrape-rêve transformé en cauchemar. "J’m'installe dans la papaye verte, les restes d'une colombe dans mon attrape rêve".

Joe et Eloquence sont dans le même ton. Juste quelques repères ont été remplacés. Le spiritualisme amérindien change pour des gris-gris africains et le peyotl a été substitué par la poudre blanche. Sur « Lutèce » et une production Roc-A-Fellaesque de Pandemik Muzik, les deux rappeurs parisiens rappellent les meilleures heures du label de Jay Z. Celles qui illustraient encore les rues froides de New-York, doo-rags sur le crâne. L’esprit de Beanie Sigel plane sur cette ballade hors circuit touristique de la ville lumière. Le duo parisien joue au jeu du “bon flic, mauvais flic” avec leur style de rap respectif. Le flow traînant d’Eloquence caresse les productions et installe l’auditeur confortablement dans le fauteuil. Avant que Joe ne prenne la relève dans un rythme plus vif et roublard. Une paire façon Bunk / Mc Nulty, où les méthodes du commissariat de Baltimore sont transposées dans les couplets chauds - froids du duo francilien.

Bercés par The Wire, les deux disques ont le même ton, les mêmes références. De Tupac et Suge Knight aux classiques de Scorsese. Figures du banditisme, liqueurs fortes, plantes douces. Le name-dropping est glissé discrètement mais sûrement. Il n’y a pas de prétention dans les écrits des trois rappeurs mais une maîtrise parfaite de leurs sujets. « Netflix » ou « C.A.B » citeront au détour d’une rime ingénieuse Kraken et Christopher Walken, Iceberg Slim et Jacques Mesrine. Des références qui ne sont pas à la portée du premier venu mais c’est bien là tout l’attrait de leur rap. Seulement les connaisseurs en saisiront toutes les subtilités. Et même avec les bonnes clés, plusieurs écoutes s’avèrent nécessaires pour tout digérer. Spécialement chez Sameer Ahmad. Son écriture est un puzzle de mots et de pensées à part dans le rap français. Ses raps sont comme les pyramides de Gizeh. Il y a toujours quelque chose qui échappe à l’auditeur à la première écoute et des savoirs qui ne seront compris qu’après la dixième. De l'hermétisme rap. Le nombre d'or caché dedans. Depuis « Mon Polo » en 2012, son jeu de rimes augmente, arrivant à maturité sur « Perdants Magnifiques ». Un disque plébiscité par la critique qui sera un tournant pour le français d’origine irakienne. Mais sur « Apaches », le lascar polyglotte ne faiblit pas et réitère l’exploit en livrant encore de très beaux morceaux. Une production hypnotique ronde et minimaliste sur “C.A.B” laisse trainer un spleen synthétique et mystique autour des pipelines du Moyen-Orient. Aéré d’un hook de reggae funky en guise de refrain, Ahmad, après « Nouveau Sinatra », endosse cette fois le costume de Cab Calloway qui lui va également comme un gant. “H2O” est le dernier temps fort du disque. Un morceau organique où le vent semble balayer la surface d’une rivière à l’ombre de grands arbres millénaires. Entrecoupé d’effets sonores californiens, d’un chant spirituel et d’une citation de Bruce Lee, Sameer Ahmad s’y prend, le temps du refrain, pour le Grand Patron et clôt son album sur ce que les amérindiens avaient de plus cher : les éléments naturels. Ces divinités sacrées que leurs envahisseurs tuent encore et toujours à petit feu, beaucoup plus rapidement qu’ils ne leur semblent. “J’aime construire d’une main, j’aime détruire de l’autre chico.” Plus proches des coins de rues et de ses débrouillardises, Joe et Eloquence se placent sur la même longueur d’onde. Derrière la production délicieuse et ensorcelante de Pandemik Muzik sur « Parler c’est gratuit »se cachent un gimmick à la Schoolboy Q et une batterie possiblement emprunté à Paul Simon. Joe Lucazz conclue sur quelques lignes lucides et désabusées évoquant un monde tournant trop vite pour pouvoir rattraper le mal déjà fait. « Et vu la vitesse à laquelle Mauve se sauve de la pocket J’fuck les questions genre comment sauver la planète ? ».

Un parfum de fin du monde émane de ces deux disques. Une fin qui se dessine à l’horizon entre la planète simiesque et le soleil vert. Charlton Heston avant la NRA. "Magnum en place sous l'édredon, fuck un futur ou Charlton n'embrasse que des guenons".

“CASH RULES EVERYTHING AROUND ME” hurlait Method Man en 1993. La résonance est évidente. Les cycles naturels de Apaches se sont fait dérober leur place sacrée par le dieu Dollar au sommet d'une pyramide cyclopéenne. Depuis Christophe Colomb, les caravelles de l’Atlantique, son triangle commercial. Depuis les cow-boys et les indiens, les Sauvages et l’homme civilisé. Contemplant les étoiles comme Tom Hanks dans le Cloud Atlas, Joe, Eloquence et Sameer semblent avoir douze vies derrière eux et nous livrent deux albums entre réalité et mysticisme, “souvenirs du vingtième siècle”. Deux disques où les fantômes de Carlito Brigante, Sitting Bull et Patrice Lumumba se croisent. Des perdants magnifiques, témoins de leur époque, perdue devant un Everest de paradoxes.


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