Note : Cet article a été écrit en juin 2019.
Moins évidente et définitive que la décennie précédente, les années 2000 n’en sont pas moins intéressantes. Le cheminement du rap français est passé par une crise artistique, où seuls quelques artistes ont su tirer leur épingle du jeu.
Moins de talents, moins de ventes aussi. Le marché du disque délaisse les CDs pour de la musique dématérialisée. L’auditeur passera du lecteur Winamp et aux téléchargements en format mp3 aux streamings sur plate-formes vidéos YouTube et Dailymotion jusqu’à arriver sur les services de streaming musical qui exploseront aux alentours de 2013. La certification du disque d’or est passé de cent mille ventes en 2006 à cinquante mille ventes en 2009. Le rap passe d’une musique spécialisée à un spectre plus large. Plus de chant et de variété apparaissent à la fin des années 2000 notamment chez la Sexion d’Assaut. Devenu un grand succès populaire après leur album “L’école des points vitaux”, Black M, Maître Gims et consorts deviennent des stars au même titre que des chanteurs de variété. Le rap se pluralise et atteint de nouveaux publics mais garde toujours un noyau d’auditeurs connaisseurs.
L’autotune arrive avec T-Pain, Lil Wayne et Kanye West. Son album “808 and Heartbreaks” en 2008 popularisera ce nouvel outil de correction de la voix pour le meilleur et pour le pire. Booba et Rohff s’y essaieront respectivement sur “0.9” et “Le code de l’horreur” par exemple.
Les médias spécialisés vont fleurir sur le web quand la presse papier va peu à peu disparaitre des kiosques à journaux. 90BPM, HipHopCore, Booska-P ou Abcdrduson profiteront du format plus ludique et attrayant d’Internet et remplaceront petit à petit Radikal, Groove Magazine, L’Affiche ou RER. Les journalistes passeront de la presse papier à la presse “dématérialisée”, des fanzines vont se professionnaliser tout comme les artistes avec ce nouveau média accessible à tous et à moindre frais.
A cheval entre deux périodes dorées, les dix années de 2003 à 2012 seront les moins consistantes du rap en français mais connaitront leur lot de pépites dont certaines porteront leurs fruits à partir de la deuxième moitié des années 2010. Une question de cycle.
Parmi la multitude de courants musicaux différents : trap, cloud rap, boom-bap, inspirée par la West Coast, le Dirty South, la East Coast, la country, le jazz, le funk, le blues, la soul, l’électro, traitant de propos graves ou légers, réels ou fictifs, le rap deviendra une variété à lui tout seul.
“ On parle de tout et de rien,des Nike Air aux visas,
de la traversée du désert au bon couscous de Yema.”
Rim-K - Morceau “Tonton du bled” - 1999
Avec bientôt plus de trois décennies à son compteur, le rap s’immisce petit à petit dans la culture générale comme le rock a pu le faire en son temps. Ce n’est qu’une évolution de la musique partie du blues comme tout les autres courants musicaux.
“Si tu dépouilles et que tu déshabilles au maximum l’ensemble des musiques populaires qui existent encore aujourd’hui, tu vas te rendre compte qu’il n’existe que deux musiques en fait.
La plus compliquée possible, c’est à dire la musique classique.
Ou la plus simple possible. c’est à dire le blues quoi.
Tout ce qu’on fait, ça vient du blues. Tout.
(...)
C’est une musique assez profonde et assez riche pour avoir engendré tous les styles de musique qui sont nés dans la deuxième partie du vingtième siècle, à commencer par le rock’n’roll.”
Propos de DJ Mehdi recueillis par Nodey en 2004.
Bref, ce n’est que du rap.
Cette deuxième sélection de dix disques fait suite à une première publiée il y a quelques jours avec le parti pris de ne choisir qu’un seul projet par an. Elle représente subjectivement ce qui s’est fait de mieux de 2003 à 2012.
2003 TOUT EST ÉCRIT KOHNDO
2003, le rap français perd de la vitesse. La crise du disque n’y est pas étrangère et les artistes peinent à se renouveler. Une nouvelle vague qui se soucie peu de l’image “street cred” arrive et apporte une nouvelle palette au rap français. Les Svinkels avec « Bon pour l’asile » (déjà leur troisième projet), Fuzati et son Klub des Losers ainsi que l’équipe Da Brazza Records (avec notamment Sept et Grems dans leur rang) apporte une fraîcheur qui sera décriée parfois mais franchement bienvenue. L’évolution inévitable et nécessaire sans laquelle le rap aurait depuis longtemps tourné en rond et ne serait pas ce qu’il est devenu aujourd’hui.
Parmi, les sorties marquantes de 2003, il y a cet incendiaire « Je t’emmerde » de MC Jean Gab’1 qui tire à vue sur les acteurs majeurs du rap français. Un épisode marquant d’un album « Ma Vie » maîtrisé mais qui sera le seul fait d’arme notable de l’ex « Requin Vicieux » dans ce « jeu » pour qui il n’a peu d’appréciation.
L’autre fait d’armes est un single hardcore du 94, filmé par Kourtrajmé au steadycam. Un condensé brut de la Mafia K’1 Fry, incomplète avec les absences de Kery James et DJ Mehdi, qui fera date dans l’histoire du clip français. "Pour ceux" est une sauvagerie dingue issue de « La cerise sur le ghetto » premier long format du collectif d’Orly-Choisy-Vitry.
Le disque le plus abouti de cette année est à mettre au compte d’un activiste déjà « ancien » de cette scène. Présent depuis les débuts de la Cliqua en 1995 sur « Conçu pour Durer », l’ancien membre du « Coup D’Etat Phonik », Kohndo traîne ses guêtres dans le rap français depuis le début des années 90. Après avoir quitté La Cliqua en 1998 et une trilogie de maxis entre 1999 et 2001 (« Prélude à l’odyssée », « Jungle Boogie » et « J’entends les sirènes »), Kohndo sort son premier album. Celui qui devait s’intituler « L’Odyssée » et qui finalement s’intitulera « Tout est écrit ». De manière assez philosophique, le titre et la pochette représentent bien l’attitude derrière l’album. Un disque nocturne à l’ombre des réverbères qui apportent un peu de lumière à la grisaille urbaine et parisienne de laquelle Kohndo semble vouloir s’extirper. « Loin des Halls, tous, un jour peut-être On ira plus loin que les avenues qui peu nous reflètent Plus loin que nos rues juste pour trouver l’issue Changer de point de vue pour s’évader des murs, voir au-dessus. »
Le MC prend du recul et de la hauteur sur des pistes classiques et soignées, teintées de jazz et de soul chaude. Un sample des BlackByrds sur « Quand la vie te capte », un air de reggae anti-babylone qui allume « La Chute », un autre échantillon de Bob James sur « Paris, son âme », la guitare de Georges Benson sur « Loin des halls » et la voix velours d’Etta James sur « Amour et peines ». Les trois producteurs Yvon Cashmeer, Jee 2 Tuluz et Stix fournissent à Kohndo un écrin à la hauteur de son rap : noble, brillant et travaillé. La discipline dont Kohndo fait preuve paye le long de ses quatorze titres qui se répondent les uns aux autres dans une harmonie que peu d’albums de rap français connaissent. Injustement passé sous les radars, peut-être trop adulte et sage pour son époque ou son genre, « Tout est écrit » est un premier album longuement mûri dans la tête de son interprète. Les premiers textes remontent à 1998 et on sent chez Kohndo une perpétuelle remise en question sur ses actions comme sur le fiévreux « Trop de haine » ou sur « En silence », sorte de « Art of Peer Pressure » avant l’heure. Là où Kendrick Lamar en 2012 rappera “Usually I m’drug free, but shit i’m with the homies”, le MC parisien se questionnait déjà, neuf ans plus tôt, sur l’effet de groupe sur l’individu :
« Y’a comme un paradoxe, une chose bizarre, une optique que je ne saurais voir, c’est que si à dix, tu commets des infractions, tout seul tu prends la bonne direction. »
Une gamberge implacable doublée d'une technique redoutable qui culminent sur « La partition », dont le sample fera écho au tout aussi fabuleux « Memories Live » de Reflection Eternal, « Train of Thoufght » de 2000. L’impeccable « Quand la vie te capte » et le doux-amer « Amour et peines » viennent embellir un tableau déjà bien élégant.
« Tout est écrit » reste encore aujourd’hui un plaisir à écouter derrière ses effluves jazz-soul et le rap conscient de Kohndo. Une pierre philosophale qui, comme les pierres les plus précieuses, demande une attention toute particulière mais sur laquelle tout auditeur averti aime revenir.
2004 ALGÈBRE GREMS
Dans un rap de plus en plus sclérosé sortent deux albums censés asseoir leurs auteurs sur le trône du rap français : un arc de triomphe pour Rohff sur « La fierté des nôtres » et un lugubre « Panthéon » survolé de corbeaux pour Booba. Leur contrat est rempli mais les deux disques n’enfoncent que deux clous dans un rap français devenu terne et moribond. Ces deux succès suivent une recette bien rôdée, un cahier des charges calqué sur le marché outre-atlantique. Les automatismes se répètent et les prises de risques sont très rares.
TTC fera voiture-bélier en débarquant« Dans le Club » qui sera le véritable coup d’éclat du rap français en 2004. Après une expérimentation très (trop) pointu l’année précédente sur le criard “Cadavre exquis”, en compagnie de La Caution et Saphir Le Joaillier ; Tekilatex, Tido Bermann et Cuizinier seront les premiers à faire rentrer le rap français dans les discothèques avec un hymne défouloir électronique et populaire en même temps. Leur disque « Bâtards sensibles » est un véritable OVNI mais qui manque de régularité. Cette nouvelle scène fera partie de cette étiquette “rap alternatif” du début des années 2000 réunissant aussi Les Svinkels ou encore Triptik et Fuzati.
Indéniablement de cette partie, Grems commence un marathon musical qu’il court toujours aujourd’hui sans montrer de baisse de régime. MC-designer-graffeur de l’écurie « De Brazza Records », label indépendant qui avait produit en 2003 « Maximum Boycott vol.1 », une compilation prometteuse intronisant des rappeurs de Paris et de Province.
“Tout le monde confond, le rap c’est un moyen pas une fin
ni un sprint mais une course de fond.”
Pit Baccardi - Morceau “On fait les choses” -1999
“Algèbre”, son premier projet solo, ainé d’une discographie fournie depuis, est une bouffée d’air qui fait le plus grand bien dans un milieu qui s’est pris peut-être un peu trop au sérieux. Non pas que l’album ne soit pas travaillé, bien au contraire, Grems y avance déjà les prémices du « deepkho », un courant deep house du rap influé par lui-même, et propose une musicalité différente des standards de l’époque. Enregistré entre Vitry, Bordeaux et Perpignan, « Algèbre » apporte de la nouveauté et prend la distance nécessaire pour pouvoir rigoler des défauts accumulés par le « jeu ». Dans cette première partie des années 2000, le rap français se noie principalement dans une standardisation d’un modèle américain, trop obsédé par sa street-credibilité laissant l’originalité et la créativité de côté. Sans aborder ce sujet directement, l’écriture de Grems est assez fine pour déceler chez lui un regard acide et acerbe sur le monde qui l’entoure. Le flow et les textes de Michael Eveno sont élastiques, ultra-techniques et subversifs. Des similitudes avec Triptik dans l’élocution et un flow très prononcé, avec La Caution dans les thèmes abordés, et la touche originale de plus : un humour noir, corrosif, et un je-m’en-foutisme presque militant. Grems brille le long de vingt titres parsemés de six courts interludes. DJ Steady, Le 4romain, Le Jouage, Remo et Microbe (son alias de producteur) composent un ensemble majoritairement boom-bap mais un boom-bap débarrassé des boucles soul ou funk. En somme un boom-bap 2.0 plus synthétique (« Microvibe », « Fonky Clap», « L’oreil»). Le disque se termine en s’ouvrant sur des excursions électroniques tirant vers des ambiances et rythmiques rappellant le grime londonien ou la house de Chicago (« Algèbre », « Merdeuse » et « Pas de bêtises »). Une sorte de MC ultime, l’élève premier de la classe qui préfèrera faire chier le maitre plutôt que de jouer le modèle et de rentrer dans les rangs. Un côté un peu punk pour ce qui est de rester dans la marge et de la discipline antisystème, un côté aussi puriste et esthète, un rap intègre, innovant et virevoltant auquel il restera fidèle. Grems distille sur cet « Algèbre » l’essence de ses projets futurs : une musique créative entre le rap et la musique électronique en plus d’une maitrise de la rime qui sera rarement égalé, si ce n’est par lui-même, dans les quinze ans qui suivront. Du talent jusque dans ce rôle d’Emile, pastis pillaveur chaud comme la braise, dans l’intro de « Cercueil » qui résume en un exercice de style plutôt « classique » toute l’insolence de Grems. L’interprétation de “Schlag” est aussi un modèle du genre où Grems est également derrière les machines. Le verbe acide du MC chevauche une ligne de basse et une batterie rappelant la funk de James Brown.
Si “Algèbre” n’est pas son meilleur disque, il s’en rapproche comme tous les projets qu’il distillera à une cadence régulière de un par an minimum, de 2004 à aujourd’hui. Seul ou en groupe : « Hustla » avec Le Jouage ; « Olympe Mountain » avec pléiade de MC et producteurs dont Sept, Booba Boobsa et encore Le Jouage ; « Rouge à Lèvres » ou « Klub Sandwich » avec Disiz La Peste et d’autres ; « PMPDJ » avec Entek et MiM ; et enfin « La Fronce » avec anciens et nouveaux (Triptik, Gérard Baste, Nemir, Rimcash et Didaï pour les plus connus d’entre eux), Grems alliera qualité et quantité sur plus d’une décennie.
Régularité, talent, curiosité, expérimentation et travail : la formule gagnante de Grems qui reste un des artistes les plus influents et innovants de l’hexagone depuis ses débuts. Un renouvellement perpétuel en marge des standards du « moment ». Absent des grands médias mais toujours présent où ça compte, il est l’arbre caché derrière la forêt. L’électron libre du rap français.
2005 PEINES DE MAURES / ARC-EN-CIEL POUR DALTONIENS LA CAUTION
Deux frères, un double album. La fratrie Mazouz originaire de Noisy-Le-Sec dans le 93. Un tandem, un LP. Mac Tyer et Mac Kregor originaires d’Aubervilliers, toujours dans le 93. L’année 2005 nous offre deux facettes de la Seine Saint Denis qui avait été porté haut et fort par un autre duo, Kool Shen et Joey Starr de NTM, à peine dix ans plus tôt. Là où NTM portait un drapeau hip-hop au sens large du terme avec danseurs et graffeurs, Tandem viendront livrer un rap de rue au plus près du bitume et La Caution élèveront le rap vers de nouvelles sphères en expérimentant vers les musiques du monde et électroniques.
Le duo d’Aubervilliers, Tandem, maîtriseront un album frontal (« J’baiserai la France jusqu’à ce qu’elle m’aime ») composé par DJ Maître et Tefa, Jo Le Balafré, Tyran et Elio. Sur « Toujours pour ceux qui savent », au croisement d’un héritage NTM-Ärsenik-Lunatic, Socrate (Mac Tyer) et Mac Kregor dépeignent l’univers des banlieusards de leur département : marchés illégaux quand nécessité fait loi, contrôles policiers, aller-retours en prisons, routines grises comme les tours de béton qui leur font face quotidiennement. Leurs plumes restent fidèles à leur premier EP « Ceux qui le savent m’écoutent » de 2001. Denses et alambiquées, cinématographiques sur une trilogie en milieu d’album rondement mené (« Un Jour comme un autre » - « Frères Ennemis » - « Le jugement »),le binôme décrivent leurs « vécus de poissards » sur des productions larges et froides samplant à l’occasion des monologues de films cultes pour appuyer leur propos, ceux de John Coffee de « La ligne verte » et de Tyler Durden de « Fight Club ». Un disque forcément noir où l’optimisme que l’on pouvait trouver chez leurs « grands frères » de NTM a complètement disparu.
Quelques kilomètres et quartiers plus loin, à Noisy-Le-Keus’ comme ils l’aiment l’appeler, Nikkfurie et Hi-Tekk proposent une couleur nettement moins monochrome que celle proposée par leurs voisins. Un double titre pour un double disque deux ans après « SpeakerBoxxx / The Love Below » d’OutKast. “Peines de Maures / Arc-en-ciel pour Daltoniens” n’est certainement pas une copie de ce succès mais La Caution partage des similitudes avec le groupe d’Atlanta pour ce côté expérimental et innovateur. Quand leur album précédent « Asphalte hurlante » tendait vers le « Funcrusher Plus » de Company Flow, le son de leur double-album de 2005 tire vers l’album « Stankonia » du duo géorgien ou encore vers le « Cold Vein » de Cannibal Ox plus au nord. Ces influences déjà très marquées masquent encore la palette musicale du groupe très variée et éclectique sur les trente et un titres du projet.
Les Atliens de Noisy-Le-Sec passent d’un genre musical à un autre et s’amusent des codes habituels du rap français. De la prod funky de « Ligne de mire » aux nappes sombres de « Bancs de poison » (qui cuttera le « 93 Hardcore » de Tandem), de l’instrumental Timbalandesque de « A la césarienne » à la guitare prédominante de « Faut-il ? » ou encore cet hypnotique clavier new-wave de « Antimuse », Nikkfurie responsable de l’entière composition du double album s’impose comme un des meilleurs compositeurs français. Allant chercher ses influences hors des habituels champs battus des boucles soul, jazz ou funk, le producteur-MC va là où personne n’ose aller et défriche de nouveaux horizons comme Rick Rubin. Rock progressif rugueux et électronique saturé, des voix et une rythmique indienne sur « Pilotes automatiques », un break instrumental ambient façon Bonobo sur l’interlude « Bulletin météo », un beat technoïde sur « Je te hais » bien avant l’avènement de “Yeezus”, des riffs de guitare électrique saturés sur « Livre de vie », un sample subtilement haché d’une nappe de violons issue du score de « Princesse Mononoké », les créations de Nikkfurie sont à des kilomètres des standards de l’époque et font de ce double album une œuvre cent pour cent originale et singulière.
Si l’originalité est présente dans les productions, elle l’est tout autant dans les flows des deux MCs. Les deux frères dynamitent le jeu en proposant des phases multi-syllabiques de trois kilomètres et des flows imprévisibles. Un débit souvent à la Bone Thugs N Harmony, parfois plus laid-back, souvent proche d’un Marshall Mathers pour cette adaptation gluante aux productions modulables de Nikk et une mathématique métrique de la rime qui parfois prendra malencontreusement le dessus sur la lisibilité de certains couplets.
La Caution n’évite pas l’écueil des quelques longueurs propres à la majorité des doubles albums. Les timbres de voix au style métal hurlant de Nikkfurie, la voix « aigue », et Hi-Tekk, la voix rauque, peuvent parfois donner le tournis. Les textes des deux larrons nécessitent une attention particulière pour en saisir toutes les subtilités. Un accès parfois difficile qui leur fermera logiquement les portes du grand public. A l’instar de “The Wire” pour les séries, les saisons produites ici par la Mazouz Bros Company ne rentreront probablement pas dans un top généraliste mais, pour sûr, auront leur place tout en haut des listes d’auditeurs avertis.
L’impression d’être en lecture aléatoire tout le long du disque sans que cela ne nuise au contenu est l’atout majeur de cet opus. S’affranchissant de toutes les normes, l’ensemble est un kaléidoscope musical, une radio spécialisé sans publicité dont le substrat principal a été puisé dans la riche culture personnelle des deux frères dionysiens originaires du Maroc. Né d’une boulimie créative durant les deux ans suivant l’édition ultime d’Asphalte hurlante (leur premier disque déjà très réussi), « Peines de maures / Arc-en-ciel pour daltoniens » aurait pu être livré en deux albums consécutifs avec une date de sortie différée.
La presse spécialisée acclamera à raison cette œuvre qui restera un succès d’estime malgré le tube planétaire « Thé à la menthe », sparring-partner de Vincent Cassel et d’une capoeira improbable dans un film de casse douze étoiles. Devant autant d’avant-gardisme et d’expérimentation, le public n’était pas prêt. Mais le cocktail de La Caution édition 2005 n’en reste pas moins abouti et le pari du double album est on ne peut plus réussi. Les ruées électriques de Hi-Tekk et Nikkfurie sont une révolution dans le rap français, un coup de pied dans une fourmilière devenue trop uniformisée. Rendons leur ce qui leur appartient et ne cherchons rien d’autre ailleurs. Ce deuxième long format plantera indirectement des arbres qui porteront leurs fruits des années plus tard.
2006 TRAGÉDIE D’UNE TRAJECTOIRE CASEY
« Ouest Side » de Booba est le premier album qui vient à l’esprit lorsqu’on aborde l’année 2006 dans le rap français. L’impact qu’il laissera avec le single « Boulbi », premier vrai hit rue ayant sa place en club, ainsi que quelques phases mémorables disséminées tout le long de son troisième opus, influencé cette fois par le rap du G-Unit et de 50 Cent, mettra définitivement l’ourson au sommet de la montagne après deux albums solos de qualité.
Mais 2006 c’est aussi deux autres disques qui ont une place à revendiquer. L’un pour son ouverture vers le jazz, l’autre pour la technicité et la virtuosité de son rap. Rocé brille sur « Identité en crescendo ». Un deuxième album aux sonorités free jazz (Archie Sheep sur trois titres) qui parait avoir été écrit sur le comptoir d’un café parisien entouré de cendriers pleins, de lumière tamisée et d’un band de musiciens accomplis, une pile de livres de philosophie non loin de son épaule. Une complète réussite dans ce genre à la limite du spoken-word parfois.
Le premier album de Casey est à la croisée des deux disques précités. S’ouvrant sur un clairon de Mike Brant (« Parce que je t’aime plus que moi » qui semble avoir également été utilisé sur l’introduction de « Garde la pêche » de Booba), « Tragédie d’une trajectoire » combine une verve frontale et fulgurante et un flow de virtuose. Après plusieurs apparitions sur des compilations marquantes (“La parole est mienne” sur « L 432 », un freestyle remarquable sur la mixtape « What’s the flavor 25 » de DJ Poska, “105.5 contre info” sur « Opération Fresstyle » de Cut Killer, “Cest quoi le dièse” sur « Première classe vol.1 »), la rappeuse du Blanc-Mesnil s’est fait connaitre pour ne pas mâcher ses mots et avoir des choix de carrières biens définis. Refusant poliment une collaboration avec NTM, Casey s’inscrit dans une tradition de « Rap de fils d’immigrés » dans la lignée des projets de La Rumeur ou de Less’ Du Neuf. Signée sur Dooeen Damage et Anfalsh Productions, ce premier album, après un EP « Ennemi de l’ordre » et un street-CD « Hostile au stylo » la même année, ne tarira évidemment pas cette réputation de tête brulée.
Écorchant les productions sombres et électriques de Laloo, Hery, Soul G et DJ Stofkry, Casey ne ménage pas sa peine et assène des uppercuts vifs et puissants sur douze titres concis. Un lexique de boxeurs qui lui va comme un gant, comme cette pochette où elle est recouverte de cicatrices et de points de sutures. Que ce soient en Martinique de par son héritage colonial et esclavagiste, en Normandie à Rouen de par le regard des gens sur sa peau foncée, ou dans la banlieue nord du 93 en affrontant les pressions perverses d’un environnement hostile, Casey encaissera des coups tout le long de son parcours. Des douleurs qu’elle rendra coup pour coup avec talent et une agressivité remarquable. Les plaies sont encore ouvertes et “Zek” extériorise sa colère et sa rancoeur sur cet album en forme d’exutoire. La virtuosité dont elle fait preuve sur l’égo trip « Suis ma plume » pourrait l’installer comme meilleur rappeur toutes catégories confondues. Des assonances à plusieurs pieds, un vocabulaire d’école supérieure, Casey parsème sur ce disque une maîtrise totale de son sujet. Un morceau ode à son île d’origine qui dépeint avec amertume et fierté la Martinique et par extension les Antilles (« Chez moi »), ou un titre narrant une rencontre au comptoir d’un bar avec un rappeur à discours variable qu’elle remettra en place d’un revers de couplet (« Pas à vendre »). Des coups de canif au capitalisme et à la justice, à la police et aux racistes, Cathy Palenne à 30 ans livre une pièce de rap brute, radicale et mature. Un album dont les seuls reproches seraient d’être un brin répétitif et trop sombre, sans aucune éclaircie. L’auditeur ne sort pas la tête de ce bouillon d’encre noire durant 55 minutes. Mais cette noirceur en fait aussi son atout principal et Casey sort avec les honneurs tant les propos sont appuyés, directs et étayés. Son élocution propre et cadencé, réglé comme une montre suisse fait des malheurs. Une science du placement incroyable. Le bon mot au bon moment sans que cela ne sonne forcé ou calculé.
Des fulgurances qu’elle répètera sur un album collaboratif « L’angle mort » orienté rock en compagnie de Hamé de la Rumeur et Serge Teyssot-Gay de Noir Désir en 2009. Puis sur un deuxième album solo « Libérez la bête » en 2010, et sur l’album collectif d’Asocial Club (Al, Prodige, Virus, DJ Kozi) « Toute entrée est définitive » en 2014.
La meilleure orfèvre possible et possiblement le meilleur rappeur français quand il s’agit de couper poliment des têtes et d’offrir une vision claire d’un système social devenu obscur. Dès lors on comprend vite pourquoi toutes ses apparitions sont guettées avec attention sous peine de passer à côté d’un couplet légendaire. « Suis ma plume », comme elle dirait.
2007 J’ÉCLAIRE MA VILLE FLYNT
Quelques jours d’intervalles séparent l’arrivée de Nicolas Sarkozy à la plus haute fonction de l’état français et la mise en bacs du premier disque de Julien Vuidard. Vous l’avez deviné, ce n’est pas du petit Nicolas dont il est affaire ici. Physique imposant à la Woody Harrelson qui lui vaudra son nom de scène, Flynt voulait “livrer un classic comme Illmatic”. Toute proportion gardée, le parisien alors sur sa trentième année a bien réussi son pari.
Nous sommes en 2007 et le rap français perd la créativité et l’émulation qu’il avait eues en 1997. Baloji, du groupe belge Starflam, sortira un introspectif et réussi « Hotel Impala ». Mais mis à part ce projet et cet autre premier album « J’éclaire ma ville », pas grand-chose d’intéressant à se mettre sur les oreilles. Un retour de bâton difficile dix ans après mais tout est histoire de cycle.
Flynt le sait bien et son disque tourne autour d’un retour aux fondamentaux : des boucles soul, des basses bien rondes, un son chaud et une plume d’ « écriveur » aguerri. Fabe, la Scred, Rocca, AKH, Ekoué, s’ils ne sont pas tous cités dans ses textes, l’héritage de ces rappeurs apparait en filigrane dans les écrits du MC du dix-huitième arrondissement. Un héritage très « Queensbridge » pour le coup, les raps de Flynt s’inscrivent dans un quotidien de “charbonneur” au plus près du pavé parisien. Dans un indépendantisme voulu et revendiqué et dans une sincérité sans esbroufe. Le morceau « Vieux avant l’âge », qui ne figure pas sur cet album mais sur la compilation « Scred Selexion 2 » de 2002, donnait déjà un aperçu brut de ce que Flynt avait dans le ventre au détour de la voix d’outre-tombe de Prodigy :
“Le métier rentre tôt, et l'expérience vite Quand on n’a pas de francs, juste des rêves trop grands dans une vie trop petite.”
Après cette apparition en 2002, viendront un premier maxi en 2004 «Fidèle à son contexte», un second «Comme sur un playground» en 2005, et un troisième « 1 pour la plume » en 2006 qui se transformera en EP annonçant l’album. Trois titres qui résument parfaitement le bonhomme : des références aux sports (le plus souvent au basket mais aussi au football), une gageure envers sa plume et toujours dans le bon sens de la droiture.
Vadrouillant à pinces, sur deux ou quatre roues, faisant tourner le poste et le top de la résine dans l’auto, Flynt éclaire sa ville à la lampe-torche. Le temps d’une balade nocturne entre le coin de l’épicerie et les sorties du Gibus à 5 heures du matin. Un morceau taillé pour une ronde de nuit. Une carte postale des quartiers intra-muros, un délice accompagné d’un piano routinier bouclé par Keumaï. « On fait un art du mal de vivre : cette ville a deux rives Y'a ceux qui partagent le gâteau et d'autres la cerise ».
Si « J’éclaire ma ville » est un des morceaux phares de l’album, la suite ne baisse pas en intensité. L’ampérage montera même quelques tours plus tard sur une boucle soul (“I love the way you love” de Little Beaver, 1973) samplée par DJ Dimé. « Ça fait du bien de le dire », introduit parfaitement par un bout de couplet de Mourad de la Scred Connexion, est une suite mémorable de phases à flanquer sur un t-shirt qui s’emboîtent parfaitement les unes aux autres. Avec le même constat désabusé en guise de refrain : “J’attends plus rien de personne C’est pas les beaux discours qui réchauffent quand je frissonne… »
Un anthem enchainé avec « La gueule de l’emploi », exercice de style original et très réussi. Les jeux d’acteur-MC de Sidi-O et Flynt font mouche lors de cet entretien vitaminé et intelligemment illustré de passages radiophoniques d’un journaliste (Daniel Mermet) et d’extraits de journal télévisé sur la discrimination à l’embauche. Si Flynt est son alias de rappeur, Julien a une autre vie à côté. La vie de monsieur tout le monde avec un taff où « chaque mois faire le bilan est ravageur ». Chose qu’il fera sentir tout le long de ce disque et surtout dans les lignes de « Notre existence ». Sur une production lancinante et percutante, JR Pôle Prod sample le magnifique « Cygnus, warrior of Ice » issu de l’anime Saint Seiya. Flynt s’élance tel le tonnerre de l’aube façon voix écorchée de Nipsey Hussle pour retomber comme un météore sur le refrain. La débrouillardise et la motivation transposée dans les quartiers parisiens : « Frottes ta tête et fait sortir le génie ».
La force de Flynt réside dans ces détails subtils, une sorte de discours subtilement glissé en sous-marin, de la musique inspirante où l’auditeur se retrouvera et s’identifiera facilement. « C’est pas le rap de 50 Cent ou Ja Rule mais un bonhomme c’est dans la tête pas dans les bras comme dit Haroun » comme il dit dans « Tourner la page », dernier morceau du disque. Humble et travailleur, Flynt met un point final à ce disque sur un clavier hypnotique de Drixxxé rythmé de courtes nappes de violons et de chants tribaux. Une fin qu’il aurait tout aussi bien pu clore par l’antépénultième piste : un « Rien ne nous appartient » parfait où il n’y a rien à ajouter ni à retirer.
Rien à ajouter ni à retirer, c’est à cela qu’on reconnait des classiques. Et des morceaux qui résistent à l’épreuve du temps. Car même avec cette voix monocorde et un flow un brin rigide, l’écoute de «J’éclaire ma ville» encore aujourd’hui reste un plaisir d’auditeur comme revenir sur un classic de soul music. Le premier album de Flynt est, à son échelle, un véritable tour de victoire.
2008 DRIVE-BY EN CARAVANE SETH GUEKO
Alkpote, Salif, Seth Gueko. Si en 2008, Kery James débarassé de ses démons revient fort avec « A l’ombre du show-bizness », un troisième album solo solide et si Aelpéacha produit dans son studio Delaplage le remarquable « Du berceau à la tombe » de Southcide 13 aux relents G-Funk, c’est vers les trois noms précités vers lesquels il faut se tourner. Trois rappeurs et un seul label : Néochrome. Sorte de No Limit Records à la française, le label signe des artistes de la rue pour la rue. Des pochettes d’albums douteuses, des street-Cds par douzaines remplis à ras-bord, fondé en 1998 par Loko et Yonea, le label multiplie les apparitions en occupant le terrain, principalement dans la ceinture de feu parisienne. Celle de la haine, de la misère et de la crasse, les quartiers oubliés, considérés parisiens par la province et provinciaux par les parisiens, d’Evry à Pont de Sèvres jusqu’aux quartiers du Val d’Oise.
L’année 2008 marque une année charnière pour le label. Les sorties de « Prolongations », double CD de trente-sept pistes de Salif, de « L’empereur » d’Alkpote, vingt et un titres seulement, et de « Drive-by en caravane » de Gueko, doube CD de trente titres, vont asseoir la réputation de Néochrome et installer principalement les deux gaillards au langage fleuri en tête d’affiche dans le paysage du rap français. Salif prendra d’autres chemins chez d’autres labels avec malheureusement un moindre succès pour finalement mettre un vrai terme à sa carrière de rappeur.
La route prise par Seth Gueko passe par un terrain vague remplie de caravanes. Mi-tange, mi-démon, les « Saint Ouen L’aumône Tieks » deviennent durant ces trente pistes le terrain de jeu de Nicolas Salvadori. Un environnement inspiré du Brad Pitt Snatchien de Guy Ritchie, entre bitures aux alcools forts et combats de boxe clandos, la gueule de boire, de « niaxer » aussi entre deux barils servant de barbecue. Cette « Snatch mixtape » force le trait sur un personnage dont la limite entre la fiction et la réalité est insaisissable. Seth Gueko enfonce un clou de cercueil à chaque punchline.
Florilège choisi parmi les plus softs : « C'est pas un bon vent qui m'amène c'est l'cyclone Katrina » - Ma Couillasse « J'ai grandi avec des p'tits beurs de rue, pas des p'tits beurre de Lu » - Gremlins « Chaque matin j'ai la tête dans l'cul mais c'est pas l'mien ! » - Le bruit du pe-pom « Si on a les yeux bleus c’est à cause des gyrophares » - Cabochards « On a des têtes de brique mais ça nous empêche pas de faire des chèques en bois » - Tête de brique
La finesse est inexistante, et Seth Gueko n’y va par quatre chemins. Des fins de vers comme des chutes de Jean-Marie Bigard, le rap de Zdededex est populaire et fera faire des demi-tours à des oreilles mal averties ayant du mal avec le second degré. Les invités ne sont pas en reste : 25G sert un « Cabochards » bulldozer façon tarte de Bud Spencer, Rim-K en éternel blédard prête main-forte sur le refrain de « Le bruit du pe-pom » et Alkpote en frère d’armes roule dans la même catégorie sur « D’Evry à St Ouen L’aumône » et « Moyens du bord ».
Les productions ne font pas dans la dentelle non plus, proche d’un score de film d’horreur de John Carpenter, de grosses basses et des boucles froides et sombres à la Mobb Deep, Havoc, Alchemist ou Sid Roams.
“Dans la Twingo on n'écoute pas les Pink Floyd On écoute Twin Gambino et Big Noyd”
Les différents beatmakers ne brillent pas non plus par leur finesse mais les instrumentaux collent à l’ambiance « bourrin » du disque.
Plus proche de l’amateurisme d’un film de série Z que d’un blockbuster propre et convenu, «Drive-by en caravane» est un défouloir sans véritable but précis. Kicker grassement des raps sauvages et bousiller des instrumentaux avec un argot pioché chez Audiard et le monde du voyage semble être le seul projet du double disque. On n’est pas chez Kusturica non plus, plutôt chez un Jean-Pierre Mocky vulgaire voire joyeusement grossier avec un rap décomplexé et des textes à prendre à un degré cinq.
« Le style pète, c’est bête et méchant.
Trop de temps à lutter, à essayer d’être riche en trichant »
Booba - Morceau “Le silence n’est pas un oubli" - 2000
On ne sait pas si Nicolas Salvadori triche sur Seth Gueko, et les premières années de Booba au micro ont sûrement grandement influencé ses raps dans les grandes lignes. Mais Seth Gueko avec le temps deviendra un rappeur aguerri et respecté du rap français. Tout comme Alkpote deviendra l’ovni que l’on connait aujourd’hui. Atteint d’une extravagance devenue une force tranquille, il s’installe doucement mais sûrement dans la culture musicale française. Les deux rappeurs proposent aujourd’hui un rap bien à eux, proche de la chanson paillarde pour Alkpote et d’un punk-rock-rap de loubard pour Seth Gueko. L’école Néochrome à maturation.
2009 LE PÈLERINAGE GOLDEN THROAT EDITION AELPEACHA
2009, difficile de trouver un disque sérieux à se mettre dans le conduit auditif cette année. Oxmo Puccino lorgne vers la variété française sur “L’arme de paix” après une excursion moyenne dans le jazz sur “Lipopette Bar”. Le cross-over est plutôt réussi même si un peu convenu et récompensé par une Victoire de la musique. Mis à part cela, La Rumeur sauve les meubles avec “L’angle mort” en premier lieu (avec Hamé et Casey) et “Nord Sud Est Ouest deuxième épisode” (Le Bavar et Ekoué). Grain 2 Caf’ d’Octobre Rouge sort un premier disque personnel sobrement intitulé «Thomas Traoré ». Kery James et Salif sont dans la redite avec respectivement « Réel » et « Curriculum Vital », leur contenu et bon mais tournent un peu en rond surtout après « A l’ombre du showbizness » et « Prolongations » l’année précédente. En ces temps de vache maigre, la lumière arrive d’une réédition d’un disque de 2008. « Le pèlerinage » d’Aelpéacha a le droit à une véritable refonte en bonne et due forme. Sous-titré salacement « Golden Throat Edition » pour l’utilisation intensive de la talk-box, Nicolas Alpha Malbranche revisite et remixe complètement son sixième album.
La ride a été longue pour Alpha. Bercé au reggae, Aelpéacha tombe sous le charme des mélodies G-Funk du Chronic de Dr Dre lors d’un voyage à New-York. S’en suivra une dépouille culturelle du genre, explorant les disques de Compton’s Most Wanted, Above The Law, 2nd To None, Spice 1, Daz Dillinger, Kurupt et consorts jusqu’à les avoir dans les veines.
Premier album en 1996 dans l’indifférence la plus totale, « Kwad 9 Alpha » essuie les plâtres en compagnie de Mr Faf (Fabrice Eboué) et de la Splifton Production. Deuxième album en 1999 « J’reste local », Aelpéacha travaille avec les produits locaux de Joinville-le-pont. Après un épisode collectif « Embauche pour la débauche » en 1999 très amateur et un épisode CSRD en 2000 plus sérieux, après la compilation table ronde WestRider en 2002, le A revient en 2004 avec son troisième solo « J’arrive jamais ». Toujours orienté G-Funk et taillé pour ambiancer les barbecues près de la piscine. 2007, quatrième solo « Vall II Marne Rider » prend le même chemin et « J’arrive classique », le numéro 5, prolonge la virée. Enfin, le groupe Southcide 13 profitera en 2008 au maximum de l’expertise d’Alpha sur leur album « Du berceau à la tombe ». Le Studio Delaplage fournit la G-Funk française à tous les amateurs parisiens et provinciaux de ce courant musical. Aelpéacha est très rapidement et justement identifié comme le DJ Quik hexagonal.
« Le pèlerinage » vient marquer un tournant dans sa carrière après un voyage à Los Angeles et un recueillement sur la tombe d’Eric Wright aka Eazy E, fondateur de NWA. Parti s’inspirer directement à la source, Aelpéacha revient avec l’esprit clair et serein. Le son de ce pèlerinage tournera plus rond que jamais et claquera bien plus encore sur cette réédition. Malheureusement débarrassée du morceau « Couleurs » et des interludes amusants et astucieux de la version originale, le son de cette « Golden Throat Edition » surpasse avec panache la majorité de la production française. Un mix encore plus clair que sur la version de 2008, les détails disséminés sur tous les morceaux donnent une richesse musicale incroyable à l’album. Tous les ingrédients G-Funk sont présents : sirènes, claps, flûtes, talk-box, pédales wah-wah, synthés bien gras, riffs de basses, drums clairs et distincts. Aelpéacha produit cet album d’une main de maître.
Producteur, rappeur, chanteur, directeur artistique, l’artiste de Splifton est un musicien multi-casquette. Si son flow n’est pas des plus impressionnants, il est maitrisé et varié, alternant chant, partie toasté façon reggae, rap laid-back et nerveux. Le principal point fort d’Aelpéacha est son oreille. Une production d’orfèvre, mélodique et respectant la tradition G-Funk californienne, Alpha n’a clairement pas à rougir avec les producteurs outre-atlantique. Outre-Manche, son « Rien n’a changé (Version 2008) » sera même samplé par Dizee Rascal neuf ans plus tard sur un « Man of the Hour » de circonstance. Il sera même le premier à sampler le riff de guitare de « That Lady » des Isley Brothers sur « Pas là pour HT du terrain » issu de « Les années Peace » en 2011, trois avant que Kendrick Lamar ne le boucle pour son single « I » annonçant son album « To Pimp a butterfly ».
Parfois grivois comme sur « 1B ou 2C » ou « Ça vaudrait le coup d’essayer », Aelpéacha ramène une ambiance franchouillarde à cette g-funk qui n’a pas d’autre prétention que de faire passer du bon temps à son auditeur. Accompagné des anciens Supa John et J’L Tismé (ex- Tout Simplement Noir) sur « La vieille école », ou des habitués Driver et MSJ sur « Façon California », les pistes s’enchaînent sans temps mort et dans la bonne humeur avec des éclairs de lucidité comme sur « Rien n’a changé » ou « Le bon vieux temps ». La tise, la ride, les filles, les herbes locales, il n’y a pas de révolution chez Aelpéacha mais une transposition limpide du son et d’un mode de vie californien qu’avaient commencés à installer tour à tour le Ministère AMER (et le Secteur Ä par extension), Expression Direkt ou TSN. En atteste cette « Première journée dans le hood » où Alpha, en plein pélerinage, arpente les rues de Compton. L’opus est gonflé à la talk-box (une petite étiquette hommage à Roger Troutman est accolé au dos du CD) avec pour meilleure illustration ce « Liberian Girl SOB Remix » reprenant le titre de Michael Jackson sur une production digne des Daft Punk. Les robots n’auraient pas fait mieux, l’hommage d’Alpha est magique et SOB, Sylvain Obriot meilleur talk-boxeur français et compagnon de longue date du A, n’y est pas étranger. Le parti pris est audacieux mais les deux musiciens remportent le défi haut la main.
« Le Pèlerinage GTE » est une petite merveille de musicalité qui n’a pas eu l’exposition qu’il méritait. Pratiquement impossible aujourd’hui de retrouver cette réédition en version physique, seule une version digitale est présente sur le bandcamp de son auteur. Heureusement Aelpéacha ne s’arrêtera pas là et livrera ses produits à intervalles réguliers. « Le Lubrifiant » avec MSJ, « Val II Marne Rider Deuxième tour », « Les années Peace » et surtout « Ride Hivernale », d’une toute autre couleur musicale, pourraient très bien être les meilleurs projets de rap français pour les années suivantes de 2010 à 2013. « World Ride » à l’international avec Richard Segal Huredia en 2012 et les apparitions de Ras Kass, Kurupt, Lady of Rage et Suga Free ne fera que renforcer la légende.
2010 LE RASSEMBLEMENT ALI
En 2000, Lunatic, le duo le plus légendaire des Hauts de Seine, avait laissé une empreinte indélébile dans le rap français. « Mauvais Œil » devient un classic du rap français avec comme figure de proue Booba et dans son ombre, il faut le reconnaitre, Ali, plus sage et avisé.
Un son glacial soufflé par le pool de producteurs du 45 Scientific (AnimalSons, Geraldo, Fred le Magicien, Cris Prolific) avec un binôme banlieusard : Booba côté sombre et Ali côté lumière. Deux faces d’une même pièce en yin yang, symbole spirituel évoquant l’équilibre entre le bien et le mal. « Un ange à chaque épaule et celui de gauche parle trop fort. Écouter le droit c’est ce que je suis censé faire » Booba – Le silence n’est pas un oubli. « Prends le relais dans un monde où les pervertis Oublient que l'air plus que l'or est précieux Croient avoir le contrôle de la terre et des cieux” Ali - Avertisseurs
En 2005, Ali sort son premier solo « Chaos et harmonie » chez 45 Scientific. Booba a déjà sorti deux albums. Le premier chez 45 Scientific, le deuxième sur son propre label Tallac Records. La scission du groupe se fait sentir et « Strass et Paillettes» sur “Temps Mort” sera le dernier morceau officiel de Lunatic à voir le jour. Ali et Booba ne rentrent pas dans la même logique artistique. Le battage médiatique autour des sorties respectives de leurs projets est très différent. L’un devient plus mercantile et à l’affût des nouveautés outre-atlantique. L’autre est plus calme et posé, plus hermétique et moins attiré par les lumières de la célébrité. Son album est plus proche de la spiritualité que des joailleries affichées par Booba sur la pochette de son deuxième solo “Panthéon”. Le titre « Golden Boy » présent sur le disque d’Ali fera une petite polémique tant les paroles semblent être directement adressées à son ex-partenaire de micro.
En 2010, Booba peine à se renouveler et sort un cinquième album« Lunatic » un peu trop gourmand sur l’autotune. Le souffle se fait court. A l’opposé, le pendant sage de l’ex-duo légendaire du 92 livre un disque moins flambant mais avec le recul, et en grattant entre les lignes, beaucoup plus brillant. L’«autre» membre de Lunatic sort son deuxième solo dans une discrétion presque habituelle. A contre-courant de la tendance, Ali est toujours en quête spirituelle depuis 2000 et appelle à plus de sérénité et d’unité. Un disque qui arbore une couleur blanche presque éblouissante, portant la pureté au cœur du message de Yassine Sekkoumi. Les productions sont épurées et réalisées en majorité par Geraldo et Cris Prolific.
Le mix et la liaison entre la fin du morceau « Le Souffle » et le début du morceau «Fluide » représente bien le ton d’Ali sur ce disque. D’une production triomphale s’envolant vers les cieux avec les ailes d’un ange, rythmée d’une respiration profonde et régulière de maître yogi, on passe au calme, au bruit de l’eau, avec des notes de percussions, un xylophone discret et le premier couplet d’Ali, limpide. Toute la force de cette œuvre est résumée à merveille dans cet enchaînement de quelques secondes. Un moment suspendu, suivi par un refrain aussi clair que de l’eau de roche. Liquids wordz, comme on dirait outre-atlantique.
« Bruit de l’eau, flow comme bruit de l’eau.
J’aime construire d’une main, j’aime détruire de l’autre chico. »
Sameer Ahmad – Album "Apaches" - 2019
Ali partage ce rap spirituel qui apparaissait quelques années auparavant chez les cousins GZA et RZA sur des morceaux tels que « B.I.B.L .E » (1995-Liquid Swords), ou « A day to God is a thousand years » (2003-Birth Of A Prince).
Il est question sur ce « Rassemblement » de foi et d’élévation de l’âme dans un écrin rap. Les productions minimalistes laissent la clarté de la voix d’Ali délivrer un message bienveillant. Là où Kery James laissait autour de « Si c’était à refaire » une impression d’excès dans sa relation à la foi qui sera finalement laissé de côté avec l’album suivant « Ma vérité », Ali s’en sort avec les lauriers. Sans donner cette impression de forcer quoi que ce soit, le natif parisien d’origine marocaine est dans une continuité, et une discrétion toute à son honneur. Une harmonie sans heurt s’autorisant sans problème tout type d’instrument. Comme sur ce dernier morceau « Gratitude » samplant le chaud et soulful « Mother’s Theme » de Willie Hutch sur la BO de « The Mack », déjà samplé par La Clinique en 1997 sur leur single « Tout saigne ». Fluide et imparable.
Meilleur opus discutable tant les trois volets de la trilogie proposée par Ali, avec 5 ans d’écart entre chaque épisode, sont au même niveau. « Que la paix soit sur vous » sortira en 2015 et dégagera une sérénité assez incroyable. Mais « Le Rassemblement » est sans conteste le disque le plus original de 2010.
Et pour l’histoire c’était assez subtil qu’Ali et Booba sortent leur disque respectif le même jour, le premier s’appelant « Le Rassemblement » et le second « Lunatic ». Deux chemins complètement différents dont les origines ont sûrement fait le succès de l’alchimie du duo disparu des Hauts de Seine.
2011 ALGÈBRE 2.0 GREMS & NOZA
2011, c’est encore un véritable casse-tête pour choisir un disque qui ressort de cette année.
Vîrus occupera l’espace et le calendrier avec trois maxis qui seront compilés dans « Le choix dans la date ». Une vision acide et du cynisme en maxi-dose, l’univers du rappeur normand est noire comme du pétrole brut. Le baril est gratuit mais ne prévoyez pas une grande fête, Vîrus vous remettra les pied sur terre voire même en-dessous.
Orelsan, lui aussi normand, sera la star « grand public » de cette année avec son deuxième album « Le chant des sirènes » gonflé aux influences geeks et au point de rencontre des raps proposés quelques années auparavant par TTC, Les Svinkels ou Fuzati. Sa formule est encore un peu forcé et il faudra attendre son troisième album pour trouver le « vrai » Orelsan.
Lalcko sort « L’eau lave mais l’argent rend propre », disque important pour toute une génération de rappeurs tels que Dosseh, Escobar Macson ou Despo Rutti tous invités sur ce disque. Une école proche de la rue et qui partageront en plus d’une musique aux synthés gras, ce « cul entre deux chaises » : la Françafrique. Alpha 5.20 qui avait sorti un an plus tôt « Scarface d’Afrique » fait aussi partie de cette génération.
Un collectif de jeunes rappeurs intra-muros parisiens sortent « La Source », qui revient vers un rap boom-bap jazzy, celui de « 1995 ». L’essai n’est pas vraiment concluant et un peu naïf mais le talent est latent. Parmi eux : Alpha Wann, Nekfeu mais aussi Hologram Lo’.
Aucun de ces projets n’est parfait et pêchent par un manque d’aération (pour Vîrus surtout), de professionnalisme et de direction artistique. Le rap US est au ralenti lui aussi depuis quelques années même si une nouvelle génération pointe le bout de son nez. Top Dawg Entertainment arrive lentement mais sûrement avec les premiers projets de Kendrick Lamar, ScHoolboy Q, Jay Rock et AB-Soul. On nage dans une période de vide artistique où seuls quelques maîtres-artisans réussissent des coups gagnants.
Ces maîtres-artisans en France se nomment Aelpéacha et Grems. Deux écoles différentes mais la marque laissée par ces deux artistes sauvent un rap français partant à la dérive.
Aelpéacha est en feu depuis « Le pèlerinage » et sort en 2011 le disque “album photo” « Les années Peace » retraçant ingénieusement son parcours. Il lâche également le deuxième tour de « Val 2 Marne Rider », le couronnant d’un « String Volant » au refrain entêtant, à chanter à tue-tête sur l’A7 en direction du sud, l’accent toujours mis sur la ride et le son californien.
Deuxième tour aussi pour « Algèbre » de Grems qui a droit à une version 2.0. Ici l’accent est plus tourné vers Chicago, New-York ou Londres. Toujours entre électronique et boom-bap synthétique, Grems propose ses mathématiques avec DJ Noza à la production. Le son est plus rond que sur l’album de 2004 et Grems, déjà sûr de lui sept ans plus tôt, a pris plus de bouteille. Sa diction, son flow et sa voix ont encore pris de l’ampleur. L’album de 11 titres seulement est très court. A peine 30 minutes et 3 minutes 37 pour le morceau le plus long. Mickaël Eveno y envoie ses humeurs avec le style subversif, fluide et percutant qu’on lui connait. Point d’orgue de ce mini-album, cette rencontre avec un jeune rappeur de Perpignan l’éclipsant presque de son propre morceau. Nemir pose un couplet tel un jongleur de mots sur une production jazz piano-drums aérée comme un nuage de passage. L’instrumental respire et les deux rappeurs sont à l’aise comme des funambules experts, variant passages rapides et élocution lente. Un délice. L’album passe vite, trop vite. C’est un petit bonbon dont la saveur reste en bouche longtemps. Un Donut façon J Dilla ou un Loukoum façon DJ Mehdi.
Grems résumera parfaitement sa situation sur « Chat con », morceau clôture : « On va pouvoir faire autre chose, ah Tu sais que faire des morceaux de rap, ça me casse les couilles T'as du capter, depuis des années j'ai lâché, je suis assez flou J'fuck le rap français car il m'a classé fou Pas grave j'ai déjà éclaté tout, malgré tout… »
Sorti en édition limité, Algèbre 2.0 se vend entre 80€ et 200€ sur discogs.com. Grems poursuivra son chemin avec le même style mais avec encore plus de liberté musicale. « Buffy », « Vampire », « Green Pisse » et enfin l’excellent « Sans Titre 7 » en 2018.
Une sorte de John Mc Lane, voyez l’genre ? Chauve, rasé, coolissime. On n’a pas encore trouvé de sous-disciple.
2012 AILLEURS NEMIR
Encore dans le creux de la vague, le rap va tout doucement sortir d’une léthargie qui dure alors depuis la deuxième moitié des années 2000.
Le point de départ de ce réveil intervient en octobre 2012, Kendrick Lamar sort « Good Kid Maad City » qui changera le jeu et sera la première couronne du jeune rappeur signé chez Aftermath. Ce sera le début du règne de Top Dawg Entertainment, le label d’Anthony Tiffith, sur les années 2010.
En France les soirées « Can I Kick It » à l’initiative de Greg Frite (ex-BlackBoul’) et Dabaaz de Triptik mettront le pied à l’étrier à de nombreux rappeurs de la nouvelle génération. Parmi eux de nombreux MC de l’Entourage et de 1995 : Alpha Wann, Nekfeu, Jazzy Bazz, Deen Burbigo, Ichon, A2H ou encore Nemir. Jeune MC prometteur de Perpignan qui s’est déjà fait un petit nom après ses Next Level et quelques vidéos postés ci et là sur YouTube. La plate-forme de vidéos deviendra l’anti-chambre des services de streaming qui exploseront le marché du disque quelques années plus tard : Spotify, Deezer, Apple Music, Tidal.
Ce sera aussi le début d’une décennie dominé par le rap californien et ses nombreuses écoles : Odd Future et Tyler The Creator, Anderson .Paak et son groove de surfer, les producteurs nourris au jazz, à la soul et au funk Thundercat, Terrace Martin, Kamasi Wahington ou encore Steve Lacy, les pools de producteurs Mike-N-Keys, 1500 or Nothin, DJ Mustard et les rappeurs qui vont avec YG, Nipsey Hussle ou encore Dom Kennedy. Le soleil et les rues de Compton, Crenshaw, Slauson, Watts et même Malibu vont prendre l’ascendant sur la côte est et le sale sud.
Le soleil est aussi l’élément que l’on sent omniprésent sur le EP français de Nemir. Une bulle d’air, un rayon de soleil, un vent frais : les expressions consacrées à « Ailleurs » tournent autour de l’échappée belle. Sur 10 titres le rappeur perpignanais libère une spontanéité qui changera sûrement la façon d’aborder le rap chez beaucoup d’artistes français.
Aéré, laid back, « Ailleurs » a été façonné à l’humeur de Nemir. Une humeur plus chaude et moins nerveuse que sur ses opus précédents « Next Level 1 et 2 ». Enz’oo, son colocataire d’alors, est le producteur des 10 titres du disque. Le binôme s’entend parfaitement et le talent se retrouve autant chez lui que chez son rappeur. Les productions respirent et complètent parfaitement le funambulisme de Nemir. A moins que ce ne soit l’inverse. Le duo laisse la musique respirer et Nemir habille les silences d’habiles ad-libs, de grimaces verbales et d’acrobaties techniques passant du rap au chant en un battement de cil. « Let that bitch breathe » comme ils disent.
A l’instar d’un Young Thug outre-atlantique son flow est fait de ressorts bondissants, d’aérations comme des bulles de champagne et d’une flamboyance très communicative. Dès l’intro, le binôme donne le ton, drums clairs et funky piochés chez Detroit Emeralds (déjà usés par RZA/Raekwon et J Dilla/Common puis réutilisés chez Kendrick Lamar en 2015), envolée de Nemir, variations de flow et du beat jusqu’à tomber immédiatement sous le charme de la recette proposée par les deux artistes. Le morceau suivant, le bien nommé « Wake Up » poursuit dans cette bonne humeur en bonne compagnie d’Alpha Wann. Des cuivres, des percussions, des bruits de réveil, le combo mettra la patate même aux plus traînards. Irrésistible, cette chaleur envoutante retombera sur Ratatat, la seule composition “froide” et obscure, si on peut dire, du disque. Et là encore, la patate du morceau est indéniable. D’autant plus que la partie cachée du morceau est sûrement le plus beau moment du disque, Carlito et Gros Mo s’envolant sur une trompette et un sample de Fatboy Slim. Le disque connait vite un succès et met Nemir en orbite. Une orbite dont bizarrement il ne profitera pas immédiatement. Ce n’est que fin 2017, cinq ans plus tard, qu’il sortira son morceau suivant «Des heures ». L’écart artistique entre cet EP et cette nouvelle sortie est grand mais pas tant que cela. La fibre variété française qu’on sentait chez lui explose sur cette guitare bucolique traînant vers le flamenco en fin de morceau. Enz’oo est toujours derrière les machines et étale encore lui aussi son talent. L’album devait arriver après ce réveil qu’à vrai dire on attendait presque plus. Puis toujours pas d’album.
L’impeccable « Ça sert » embaumé d’une alchimie sub-aquatique avec Enz’oo rebaptisé Enzo Serra sortira en 2018. Un morceau sobre et glacial parfait qui hante les esprits des mois après encore.
« Faire d'la promo, faire d'la scène, en vrai, ça m'saoule, mais, en vrai, ça sert C'est comme la SACEM, en vrai, ça sert… »
« Hors-série » un EP de six titres sortira la même année mais n’aura pas la même force que son aîné.
Son flirt avec la chanson française se concrétise sur l’entraînant morceau « Saint Jacques » qui retrouve l’entrain et le dynamisme d’« Ailleurs ». Hymne des abonnés des terrasses de PMU cherchant la bonne côte à jouer autour d’un éternel dernier demi, Nemir fait exactement de la musique populaire. Des vraies et sincères musiques populaires, dans le bon sens du terme. Cette chanson française serait peut-être la meilleure porte de sortie de Némir, au vue de la qualité de ces trois derniers morceaux. Une porte de sortie, celle du rap, trop étroite pour lui vers une porte d’entrée plus grande car son talent déborde.
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