Rakim - The 18th Letter Le retour d'un géant. Cinq ans après son dernier disque avec Eric B, Rakim revient avec "The 18th Letter". Cinq années où le hip-hop a bien changé et est devenu bien plus populaire qu'en 1987, au début du duo. Leur premier album "Paid in full" est un disque qui malgré un son daté reste la matrice de beaucoup de disques et surtout de flows du milieu des années 90.
Le premier solo de Rakim vient d'ailleurs accompagner d'un deuxième disque "The Book of Life" retraçant les plus gros morceaux de sa carrière. Un récapitulatif important pour tout ceux qui se sont mangés l'impact rap avec Nas, BIG, Mobb Deep ou le Wu.
"The 18th Letter" est produit par les plus grands noms de la production New Yorkaise. DJ Premier, Pete Rock, Clark Kent sont les plus connus, Nick Wiz, Naughty Shorts et Father Shah officient en seconds couteaux et font parfaitement le taff. The R s'essaye même au son du Sud sur le remix Suave House de "It's been a Long Time" produit par Mo-Suave-A. Le disque roule sur la même longueur d'onde du début à la fin. Le seul reproche qu'on peut lui faire c'est qu'il est un peu trop centré sur lui-même, sur le personnage de Rakim, et sur l'état du Hip-hop.
Dans la même année, un autre monument fera son retour. EPMD reviendra avec "Back in Business" et leur banger terriblement efficace "Da Joint".
Company Flow - Funcrusher Plus En 1997, l’underground monte à la surface. Une année particulière pour le courant « mainstream » qui étoffe des albums parfois trop remplis et souffrant d’irrégularité. Après trois années exceptionnelles, la loi physique a frappé : what goes up must come down. L’underground va sortir ses griffes et venir concurrencer artistiquement les grosses sorties des grands labels désormais bien installés. C’est le cas des albums de Camp Lo (NYC, « Uptown Saturday Night »), de Mood (Cincinatti, « Doom » avec les premières placements de Hi-Tek à la prod), de CRU (« Da Dirty 30 » pas vraiment underground puisque signé sur Def Jam et Violator mais peu connu), de Jedi Mind Tricks (Philadelphie, « The Psycho-Social…LP), de Slum Village (Detroit, « Fan-Tas-Tic vol 1 »), de Atmosphere ( Minneapolis, « Overcast »), de Artifacts (Newark, « That’s them ») ou de Killarmy ( affilié Wu-Tang, « Silent weapons for quiet wars »). C’est aussi le premier disque signé chez Rawkus, label indépendant qui deviendra star au début des années 2000. « Funcrusher plus » de Company Flow est une version dopée de l’EP « Funcrusher » sorti un an plus tôt. El-P, Bigg Jus et Mr Len livre un disque atypique, aux sonorités sèches et progressives. Comme la pochette, il est orienté sur une science-fiction aux relents apocalyptiques, dans un croisement Blade Runner/Mad Max, entre les restes d’une Metropolis à l’agonie et de vastes étendues désertiques laissées en proie aux mercenaires. Un disque auquel on peut reprocher un inévitable manque d’air, ce qui parallèlement fait aussi sa force, et surtout une certaine distance entre la partie rap et la partie production. Parfois la sensation d’avoir un bloc rap posé sur un bloc d’instrumental peut écourter l’écoute de ce disque radical et pas facile d’accès. Néanmoins il reste un disque pionnier, plus tard rejoint par Cannibal Ox, voir même Run The Jewels dans les années 2010. Avec toujours la science de El-P sur les machines.
Suga Free - Street Gospel Fait en vingt-huit jours, « Street Gospel » de Suga Free est une pièce essentielle de DJ Quik. Tout simplement parce que David Blake livrait avec cet album une de ses plus belles pièces à la production. Du titre évoquant un album salvateur de musique d’église, il n’en est rien. Les enseignements à tirer de « Street Gospel » sont ceux d’un player de Pomona. Le disque illustre parfaitement le mode de vie décalé de Dejuan Walker sur des grooves pointus et chaleureux de David Blake. Selon son auteur, l’enregistrement du disque s’est déroulé en une « one biiiig party… and one good learning experience ». Une « big party » d’un peu moins d’un mois, bluffé par le talent et le travail de DJ Quik. Une ambiance légère et hédoniste enveloppe le disque, avec Quik comme maître d’œuvre offrant un terrain de jeu propice aux histoires de Suga Free. Et même si l’ex-pimp n’est clairement pas le meilleur des rappeurs, « Street Gospel » est une mise en musique précise du langage et de l’environnement de players californiens. Parfaitement calé entre « Safe+Sound » de 95 et « Rythm-al-ism » de 98, ces trois disques forment peut-être le triptyque ultime de Quik. Son meilleur run en tant que producteur indiscutablement.
Missy Elliott - Supa Dupa Fly
Le travail de Missy Elliott et de Timothy Zachery Mosley aka Timbaland est inséparable. Tous deux se sont retrouvés sous la houlette de DeVante Swing du groupe Jodeci. Ils apparaissent tous les deux sur le morceau introductif "Bring on da funk" de "The Show, The After party, the hotel", album de 1995 du groupe de New Jack Swing originaire de Caroline du Nord. Le copinage de Timbaland dans sa jeunesse est assez impressionnant. Originaire de Norfolk, ville côtière en Virginie (pour faire un peu de géographie, la Virginie et la Caroline du Nord sont deux états voisins de la côte Est à environ 600km au sud de NYC), il fait connaissance de son futur partenaire musical Magoo au lycée, côtoie Pharell Williams dans un collectif de musiciens appelé SBI (Surrounded by Idiots), et également les frères Thornton (les futurs Malice et Pusha T de Clipse). Missy Elliott le fait venir dans le groupe Sista quelques années plus tard en ayant repéré son travail et son talent. Il produira leur album "4 All The sistas around da World". Il enchaînera sur "The Bachelor" de Ginuwine (avec l'incroyable single "Pony") et "One in a million" d'Aaliyah. Timbaland et Missy prendront leur distance avec DeVante et le Swing Mob et arrivent en 97 avec le premier solo de Missy. Première apparition grand public pour Melissa Arnette Elliott en 96 sur le remix Bad Boy de « Cold Rock a party » de MC Lyte. Une première remarquée avec un rap décomplexé et humoristique et un flow déjà tapageur. L’essai est transformé avec « Supa Dupa Fly », un album au son rond, entre un R’n’B syncopé et un hip-hop chaud et fluide. Un album qui va changer la donne et mettre le duo Timbo-Missy au centre des prochaines années. Un rap glamour mais pas putassier, à l’esthétique incroyable. Les clips de Hype Williams vont contribuer à leur succès. « The Rain » pour commencer. Son clip de studio avec des ballons de baudruche, des chorégraphies loufoques, des fish-eye et des gros plans, le sample de Ann Peebles trituré brillament par Timbo, les gimmicks de Missy, tout le style du duo est concentré sous une caméra originale et maline. « Sock it to me » suivra avec Da Brat et des costumes surgonflés et un style S-F cheap des plus funs. Missy Elliott sait tourner le rap à la dérision sans que cela ne vire au ridicule. Et si son rap est plein de gimmick, la production de Timbo l’est tout autant. Le fameux « rôt synthétique » aperçu sur « Pony » revient ici sur « Friendly Skies » et la fin du chaud « Why You Hurt Me » fait résonner les exclamations de Missy comme un instrument à part. Le disque tire le rap vers le R’n’B, ou l’inverse, jusqu'à effacer la ligne qui les sépare. Le futur donnera raison au duo, Timbaland va s’installer peu à peu comme l’un des plus grands producteurs du rap et de la musique en général. Missy ghostwritera pour beaucoup d’artistes et obtiendra de nombreux succès populaires. Cet album va en quelque sorte faire basculer encore plus le rap dans le shiny, de la plus belle façon possible.
Capone-N-Noreaga - The War Report The projects. Les quartiers du Queens. Les tours en briques derrière le visage de Nas enfant se retrouvent sur la pochette de « The War Report » de CNN. LeFrak City sur la droite derrière Noreaga, Queensbridge sur la gauche derrière Capone. Une troisième personne agit en main noire derrière le disque, l’éminence grise de QB Tragedy Khadafi. Les propos conscients de Intelligent Hoodlum, son premier nom de scène, ont disparus. Sur l’album de Capone-N-Noreaga, le souffle est purement Hoodlum. Une armée de fantassins derrière le duo prête à faire la guerre sur les terres délaissées par le gouvernement américain. L’imagerie emprunte à la guerre au Moyen-Orient, le désert social des quartiers pris sous les dommages collatéraux du crack, des armes et d’une violence sous-jacente. Tragedy Khadafi, Capone, Noreaga, Imam Thug, Castro, Musaliny, Mendosa, des noms de généraux d’armée ou de chefs d’organisations illégales parcourent le disque. Le son est rugueux et prolonge le style Havoc-ien déjà entendu sur « The Infamous » et « Hell on Earth ». Les raps y sont « gritty » en plein héritage Queensbridge. Les placements surprenants de Noreaga apportent un contre-pied au rap plus classique de Capone, rempli de slang local et de références à la Five-Percent Nation. Avec Tragedy Khadafi, ils s’installent sur le toit de New-York sur « TONY » et assaillent le rap West Coast de Snoop et Dogg Pound sur « LA LA » en compagnie de Mobb Deep. Un rap frontal et hardcore qui ne peut que sortir des projects de Queensbridge.
Capone est arrêté pendant l’enregistrement du disque suite à un port d’arme illégal durant sa liberté conditionnelle. Son incarcération donne lieu à « Live On Live Long », morceau solo de Noreaga sur une mélodie « classic QB » produite par G-Money.
A côté du « Hell on Earth » de Mobb Deep, il est l’autre disque qui influencera le rap français du début des années 2000, chez Néochrome par exemple.
Wu-Tang Clan - Wu-Tang Forever Après les doubles albums des regrettés Pac et Biggie, le Wu-Tang proposait le même format sur son très attendu deuxième album. « Wu-Tang Forever » était hollywoodien. De la promotion semblable à un blockbuster, à son livret contenant un graphisme similaire à l’affiche d’un film, au clip hors-norme de « Triumph », plein d’effets spéciaux qui font un peu cheap aujourd’hui mais qui pour l’époque en mettait plein la vue. Fort de ses dix MC’s, ayant récupéré Cappadonna au passage, et de cinq albums solos légendaires, le Wu était attendu au tournant. En choississant un double album, le suspense était encore plus fort.
Au final, « Wu-Tang Forever » allait lui aussi souffrir du format double album. Beaucoup de titres étincelants sur les vingt-sept proposés mais aussi pas mal de titres moyens. Le Wu aurait pu offrir un quinze titres parfait au lieu de tomber dans le piège de la surabondance. Les MC’s sont toujours au point, spécialement Inspectah Deck (qui continue d’ouvrir les morceaux comme une machine de guerre) et Ghostface Killah, et offrent des titres inoubliables de « It’s Yourz » à « Bells of War », en passant par « Visionz » ou « Little Ghetto Boys ». Le solo de RZA « Sunshower » conclue magnifiquement ce format trop long, quand (après un « Wu-Revolution » encore trop long) « Reunited » ouvre vraiment le bal sur des violons et des drums lourds de RZA. The Abbott passe à un son plus ample et moins rugueux que sur leur début. Moins de samples également que sur les solos, le son Wu-Tang prend un virage plus digital, plus rond, plus lourd, moins sharp. Illustration parfaite sur le tonitruand « For Heaven’s Sake », troisième piste du disque où le son explose les enceintes ou sur le piano clinquant de « Older Gods » produit par 4th Disciple. RZA laisse également la production à d’autres mains (déjà le cas sur « IronMan »), celles citée ci-dessus donc et celles de True Master et d’Inspectah Deck. Un son qui aura moins de succès que les productions de 93/96, un virage un peu forcé par les inondations du studio de RZA qui détruira une bonne partie de son matériel (y compris les prods pour le prochain solo de Rebel INS) mais qui reste terriblement accrocheur. « A Better tomorrow », « Heaterz », « The MGM » sont parmi les plus réussis. « Impossible », produit par 4th Disciple, reste parmi les préférés de RZA en partie pour le précis et précieux story-telling de Ghost (il est pour RZA le meilleur couplet du Wu). Un rap près du bitume après les salves mystiques de RZA et U-God, entouré du chant ensorcelant de Tekitha. Raekwon finit le couplet de Ghost comme une évidence. Une mise en garde, entre la réalité et le cosmique, qui parle aux générations futures, un autre morceau Wu for the children.
« Wu-Tang Forever » allait être la dernière grosse frappe du clan, un peu émoussée, mais toujours redoutable.
« Lyrically perform armed robbery ».
The Notorious B.I.G. - Life After Death
Il y a ce disque, un double album posthume d’un des plus grands rappeurs que la musique ait connu. Mais en fait, il y en a trois. Avec « No Way Out » de Puff Daddy & The Family, et « Harlem World” de Mase, l’écurie Bad Boy a marqué l’année 97 au fer rouge.
Le label de Puff, malgré la perte de son plus talentueux artiste était sur le toit du monde. La démesure de Sean Combs allait propulser le rap dans la sphère pop. Il allait pousser la formule de « Juicy » à son maximum : reprendre un succès déjà connu, le passer sous le filtre des Hitmen, et en sortir un tube ghetto et shiny à la fois. Puff, Big, Mase allaient faire danser les ghettos, de Brooklyn et Harlem au monde entier. Avec l’aide de Hype Williams aux visuels, les suits brillants, les clips comme des films de cinéma, les chorégraphies sous la pluie ou sous les feux de la rampe, les grosses lunettes, les grosses voitures, tout était "bigger". Rien n’a pu arrêter le label, même pas le meurtre de sa principale « rock » star.
« Can’t stop, won’t stop ».
« Harlem World » est peut-être le moins connu, mais il regorge de morceaux dans le pur ADN Bad Boy : « Love U So », « Feels So Good » pour les plus dansants, « Take what’s yours » avec DMX, « 24 hrs to live » toujours avec DMX, The LOX et Black Rob pour la caution street. Le disque est à la limite d’un R’n’B sucré conviant Total sur « What you want ». Le disque est sûrement le moins tapageur des trois mais reste très efficace.
Comme sur « Wu-Tang Forever », le mastodonte « Life After Death” est irrégulier. Beaucoup de titres restent au second plan mais les sommets sont par contre himalayesques.
Sur la longueur, « No Way Out” est une alternative peut-être plus intéressante. Et l’album de Puff n’est pas en reste niveau hits. « Victory » avec un des meilleurs couplets de BIG et son sample de Bill Conti est une mise en bouche parfaite de l’épique et de l’arrogance du disque. « Been around the world » lui succède avec une reprise imparable du « Let’s dance » de Bowie. Les titres s’enchaînent sans vraiment de temps mort, proprement habillés par les Hitmen, et hanté par le fantôme de Christopher Wallace. Sur un « Young G’s » poussiéreux et laidback, lui et Jay-Z s’échangent des couplets flamboyants et sur une production magique de D-Dot qui renverse le « I did it for love » de Love Unlimited, lui, The LOX et Lil Kim livrent un possee cut au swing magnifique.
Le team de producteurs maison pensé par Puff fait un carton. The Hitmen se compose, entre autres, de Deric “D-Dot” Angelettie, Nashiem Myrick, Carlos “Six July” Broady, Chucky Thompson, Ron “Amen-Ra” Lawrence, Mario Winans et Stevie J. L’équipe est responsable de la colonne vertébrale de ces trois albums et en ré-écoutant leur travail aujourd’hui, le style de production de Kanye West est très similaire au leur (même le style de rap de Kanye se rapproche de celui de Puff, sa voie, ses placements, ses émotions).
Sur « Life After Death », les Hitmen signent quinze des vingt-quatre titres. Amen-Ra propulse le disque avec un « Hypnotize » taillé pour les clubs, Carlos Broady et Nashiem Myrick sortent violons et quelques drums de Al Green sur l’explicite « What’s beef ? », Stevie J produit pas moins de huit morceaux parmi lesquels « Mo Money Mo Problems », « N****s bleed », « Notorious Thugs », « Playa Hater » ou le final « You’re nobody (til somebody kills you) ». Neuf titres portent donc la marque d’autres producteurs, Havoc, RZA, Buckwild, Clark Kent, Daron Jones fournissent quelques pépites. Mais DJ Premier et Easy Mo Bee vont vraiment servir BIG sur un plateau avec des instrus à la hauteur de son talent. La grandiloquence à son maximum. Mo Bee sort l’ultra-claquant « I Love The Dough” venu d’un disco-soul au piano ample de Rene & Angela. Il dépasse même ce sommet avec la bombe déstructurée puis restructurée de « Going Back to Cali » sonnant plus West Coast que tous les tubes californiens. Le mix est dingue, BIG se fait une joie d’exploser la production extra-terrestre de son meilleur partenaire-compositeur. Mais c’est sur les découpes exceptionnelles de Preemo que Christopher Wallace va faire le plus de mal. Sur « Kick In the Door”, il défonce à grands coups de Timberlands la concurrence : Nas, Jeru Tha Damaja, même Ghostface et Premier lui-même, y passent. Le flip de « I put a spell on you » de Sreamin’ Jay Hawkins est extra-ordinaire, Preemo et Big sont allés contre l’avis de Puff sur celui-ci. Tout le contraire de « Ten Crack Commandments » où Puff appela directement la radio où le beat, destiné à Jeru, fut joué pour la première fois. Il réussit à convaincre Premier de le garder pour BIG. Décision plus que judicieuse, le morceau est un instant classic dès les premières lignes du MC. Le rappeur de Brooklyn fait étal d’un flow venu d’ailleurs, imitant jusqu’à Michelle Pfeiffer pour une ligne légendaire. Pas de refrain, pas de sucré. Même Puff n’a rien à rajouter.
Pourtant présent sur tout l’album en backeur de luxe, un de ses meilleurs talents, « Life After Death » est aussi un peu son album. Agissant en directeur artistique, le mogul aurait cependant peut-être pu faire l’économie de certains morceaux et certains interludes pour lier le tout à la perfection. « Life After Death » reste malgré quelques travers un monument du rap, ne serait-ce que par la stature de son principal interprète. Un charisme et un talent que seul le ciel pouvait arrêter. Les raps de Christopher Wallace touchent, vingt-trois ans après, toujours les cieux.
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