Note : cet article a été écrit en janvier 2020.
Première partie d’un résumé de la décennie écoulée. Le temps de voir que la Californie a bien dominé les débats notamment par une diversité incroyable (TDE, Odd Future, YG, Nipsey, Dom Kennedy, Vince Staples, Anderson .Paak...), que New-York et la East Coast ont un peu plus de mal à se renouveller mais perdurent dans un rap de “tradition” nourri aux boucles soul et aux rimes tranchantes (Roc Marciano, Griselda, Pusha T...), que le sud a tout explosé avec la trap, de nouveaux flows et de nouvelles têtes d’affiche qui révolutionnent encore le genre (Future, Migos, Young Thug...).
La trap comme la drill, ou le cloud rap ont fait avancer le rap vers d’autres sphères et le genre est plus que jamais pluriel en 2019.
En traitant trois points par année, il y a forcément des oublis (la scène drill de Chicago, Drake et le son OVO, Pusha T et son EP lame de rasoir “Daytona”, la clique Griselda de Buffalo composée de Daringer, Conway The Machine, Wetside Gunn et Benny The Butcher, le son de Metro Boomin’ , Future, Migos, le collectif Dreamville de J Cole par exemples) et la sélection a évidemment sa part de subjectivité.
Avant de commencer cette première partie de 2010 à 2014, en dix ans, le rap a encore perdu de précieux artistes. Un peu de liqueur sur le sol et une pensée donc pour les regrettés Guru, The Jacka, Phife Dawg, Sean Price, Mac Miller, Prodigy et Nipsey Hussle.
2010
Freeway et Beanie, Jay-Z et Yeezy, The Roc Boys et “Average Cat”.
Techniquement, c'est sorti en 2009. Mais en 2010, Beanie Sigel posait cet « Average Cat » en fin de « The Roc Boys », album en commun avec Freeway, pour attaquer la décennie. Freeway qui sortira également un peu plus tôt un brillant « Stimulus Package » produit par Jake One dont les productions luxueuses éblouiront ponctuellement la décennie 2010. Pour en revenir à ce « diss track » de “The Roc Boys”, Beanie Sigel y passe un petit bonjour amical à Jay-Z avec lequel il a pu échanger quelques morceaux légendaires tels que « Where have you been » ou « This can’t be life » rien que sur “The Dynasty Roc-La-Familia” dans la grande période de Roc-A-Fella Records. Jay-Z qui amorcera une décennie loin des rues de Philadelphie puisqu’il s’envolera en Australie pour un petit tour avec Bono et sa bande puis entre Paris, l’Angleterre, Hawaï et New-York pour l’enregistrement de « Watch The Throne » en compagnie de Kanye West. Kanye qui attaquera la décennie sur les chapeaux de roues avec son opéra rap-baroque « My Beautiful Dark Twisted Fantasy » qui sera salué par la critique et à l’image de son auteur : démesuré, torturé, avec quelques éclairs de génie par-ci par-là (“Dark Fantasy”, “So Appaled”, “Devil in a new dress”). Sur ce règlement de compte de Beanie, et avec dix ans de recul, l’auditeur est témoin de l’écart qui se creuse entre les deux moguls nouveaux riches et les deux rappeurs écorchés de Philly. Le Roc se désagrège et se fissure en deux parties, l’une restant à terre, l’autre décollant vers d’autres sphères. Cet « Average cat » est une charge inoubliable où Beanie mettra un peu d'eau dans son vin en fin de morceau pour bien lier et adoucir cette sauce vraiment pimentée.
Black Milk, Album Of The Year et la scène de Detroit.
Black Milk sort en 2010 “Album Of TheYear”. Un album complet pour le rappeur-producteur de Detroit. Un disque qui s'inscrit dans un héritage Soulquarians (Jay Dee, The Roots), où Black Milk ajoute sa touche personnelle : une petite rugosité michiganaise et des percussions très sèches. La plupart des instruments sur ce disque sont jouées par Will Sessions, band funk de Detroit notamment responsable l’année suivante du magique “Elmatic”, album hommage au Illmatic de Nas, avec un autre MC de Detroit : Elzhi (la version instrumentale de cet album est un petit bijou) lequel sera présent en compagnie de Royce Da 5’9’’ pour un excellent “Deadly Medley” cent pour cent Detroit. Royce qui passera une belle décennie entre collaboration avec DJ Premier sur deux albums de PRhyme, une mixtape de luxe “Tabernacle : Trust the Shooter” et deux superbes albums solos “Layers” et “The Book Of Ryan”. Pour en revenir au disque en question, les compositions de Black Milk, bien aidé par Will Sessions, donnent au disque une dimension organique avec l'illusion que les prestations sont presque jouée live dans votre salon, ou votre caisse. “Album Of The Year” est une prestation de haute-volée, peut-être sa meilleure sur les quatres albums solo qu’il fournira de 2010 à 2019. Pour ne rien gâcher, il formera l’année suivante avec deux autres découpeurs de rimes Guilty Simpson et Sean Price (RIP) le groupe Random Axe le temps d’un album éponyme fort plaisant.
Le Sud.
2010 toujours, avec le sud des Etats-Unis cette fois. Devin The Dude et sa nonchalance habituelle sort deux albums fumants (“Suite 420” et “Gotta Be Me”). Toujours à Houston, l'infatigable voix velours Z-Ro sort son quatorzième album et le troisième d'une série dopée “Heroin”. En Floride, Rick Ross sort “Teflon Don” qui est, pour beaucoup, considéré encore aujourd'hui comme son meilleur album. Lil Wayne sort des dispensables « Rebirth » et « I’m not human being ». Mais surtout il n’arrête pas de faire des petits : Lil Reese et Lil Durk du côté de Chicago, qui avec Chief Keef, seront les parrains de la drill ou Lil Uzi Vert à Philadelphie, les « Lil » fleurissent aux quatre coins du pays. Son influence musicale de la dernière décennie ne se limitera pas à la popularisation d’un préfixe, l’utilisation de l’auto-tune et les productions synthétiques des « Carter » influeront sur la décennie 10. A Atlanta, Future sortira ses deux premières mixtapes en 2010 et Young Thug fera sa première apparition discographique. Wacka Flocka Flame et Lex Luger sortiront un retentissant “Flockaveli” qui assiéra la trap comme un nouveau courant musical majeur du rap. Plus classique, le Texan de Port Arthur, Bun B, moitié de UGK, livre son troisième album solo « Trill OG », titre bien agencé, trois ans après le décès de son "partner in crime" Pimp C. La Nouvelle-Orléans est représenté par Curren$y et les deux premiers volets de sa trilogie « Pilot Talk ». Parmi ces stakhanovistes sortant pléthores de projets, on retrouve l'Atlantien Gucci Mane fraichement sorti de prison qui sort son septième album « The Appeal : Georgia Most Wanted. » Le coup d'éclat est porté par la moitié d'Outkast, Big Boi délivrant un classe et shiny « Sir Lucious Left Foot The Son Of Chico Dusty ». Deux alias pour son premier album en solo, franche réussite artistique, conviant une armée de sudistes et un pool de producteurs dont aucun ne rate le coche. Parfait exemple ici avec TI et Khujo Goodie où Big Boi produit lui-même (en compagnie d'un certain Terrence “Knightheet” Culbreath) un Tangerine entre guitares délicieuses et percussions hypnotiques. Un met de choix dans cette année 2010. Encore tout frais et tout clean.
2011
Top Dawg Entertainment : le tour de chauffe
2011, première offensive TDE. Le label californien place ses pions. Les quatre fantastiques du Black Hippy sortiront chacun leur projet. Ab-Soul avec “Longterm Mentality”, ScHoolboy Q avec “Setbacks”, Kendrick Lamar avec “Section 80” et Jay Rock avec “Follow Me Home”. Si les deux premiers projets contiennent quelques perles (comme ce “Moscato” posté ici), ils n'ont encore pas la consistance des deux suivants. L'écurie de Anthony "Top Dawg" Tiffith, Dave Free et Terrence « Punch » Henderson prépare le terrain pour une décennie 2010 dont ils vont devenir les protagonistes et les principaux influenceurs. Avec un son toujours californien, combinant parfaitement la Left Coast ( "côte oubliée" ou "côte de gauche" comprenant des artistes comme Souls Of Mischief, Tha Alkaholiks, Del the Funky Homosapien ou Pharcyde) et la West Coast plus classique ( Dre, Cube, Snoop, Eiht...), cette nouvelle génération née entre 1985 et 1987 qui a digéré 20 ans de hip-hop global (South, East, West) va marquer les esprits les années suivantes. En plus de très bons rappeur, TDE compte dans ses rangs un pool d'excellents producteurs maisons : Dave Free (aussi co-directeur du label), Willie B, Tae Beast ou Sounwave. Dave Free, encore lui, et Kendrick Lamar, encore lui, composeront également le duo The Little Homies qui réaliserons de nombreux clips du label. Au fil des ans, Top Dawg Entertainment est devenu un modèle de réussite commercial et artistique. Une entreprise menée de mains de maîtres qui s'est construite petit à petit, au fur et à mesure de ses succès, en s'efforçant à chaque fois de fournir un travail de qualité. Cette année 2011 fût une année charnière pour eux.
Stalley
Commercialement, Stalley n’a pas joué dans la cour des grands de cette décennie. Pourtant, à l’instar d’autres rappeurs que nous citerons plus loin, le barbu de Massillon (ville industrielle de l’Ohio) infusera la décennie de projets souvent confidentiels mais d’une qualité indéniable. Des choix de prods triés sur le volet chez, entre autres, Rashad, Block Beattaz ou Jansport J (pour le dernier projet en date “Reflection of The Self : The Head trip”) à ses raps empreints de sagesse et de spiritualité tout en restant collé à la rue, Kyle Myricks mériterait meilleure exposition que celle qui lui est donné. Une lumière déjà présente sur ses projets qui depuis ce “Lincoln Way Nights” n’a connu presque aucun faux pas. Signé chez Maybach Music de 2012 à 2017, Stalley a toujours été une pièce à part dans l’échiquier rutilant mis en place par Rick Ross et le virage après son premier album “Ohio” en 2014 aurait pu être mieux négocié. Malgré ce deuxième départ manqué, la musique de Stalley est resté fidèle à ce qu’elle était et serait, à l’instar d’un credo bien connu dans le rap français : jamais dans la tendance mais toujours dans la bonne direction. Un fond Soul dans une forme rap. De l’Intelligent Trunk Music : « de la musique intelligente pour rider avec ». Sur le bandcamp de ce “Lincoln Way Nights” de 2011, Stalley y est décrit comme “the up-and-coming Bruce Springsteen of rap”. C’est un peu exagéré mais ce n’est pas très loin de la vérité non plus.
Le livre de David
De 2005 à 2011. C’est le temps qu’il a fallu attendre pour avoir un nouvel album solo de David Blake. Le successeur de « Trauma » aura mis six ans à se présenter. « The Book of David » arrive presque comme une sortie de retraite, même si deux ans auparavant, « l’autre » patron-producteur-rappeur californien avait sorti « BlaQKout » avec Kurupt, la moitié de Dogg Pound. DJ Quik usine une pièce inspirée et propre comme un sou neuf. Enregistrée en l’espace de quatre mois entre novembre 2009 et février 2010, « The Book of David » est un des travaux les plus intelligents que Quik ait pu mettre à terme. Le californien, bien aidé de David Foreman et Jon B à la conception de l’album, a pu finir très vite un disque magnifiquement produit, le ré-installant au panthéon des meilleurs producteurs de la musique contemporaine. Une période de plus d’un an sera nécessaire à la livraison du produit, entre clearance de samples et choix, très local, des invités. Les arrangements musicaux de ce disque témoignent encore une fois d’un travail remarquable de la part de cet orfèvre de la production. DJ Quik a essayé de faire de la musique «à l’ancienne » en la remettant à son goût du jour. Citant El DeBarge, Curtis Mayfield, Luther Vandross , Quik en arrive à chanter comme Prince sur ce « Nobody » (avec un soin capillaire impeccable dans le clip) d’une efficacité redoutable. “The Book Of David » est un peu plus qu’un disque de rap. C’est une parfaite photographie du talent de DJ Quik et une œuvre de groove dont la légèreté n’a d’égal que le génie de l’artiste. Un retour en grâce d’un roi trop souvent oublié, et accessoirement la meilleure bande-son de cette année 2011.
2012
Del The Funky HomoSapien
Dans l’univers rap, il y a des gens qui sont là depuis longtemps et que l’on a encore du mal à identifier. Masqué comme MF Doom, alias de rappeur pour producteur, ou l’inverse, comme pour Quasimoto / Madlib ou Larry Fisherman / Mac Miller (RIP), il est parfois difficile de s’y retrouver. Le cas de Teren Delvon Jones est encore à part. Le natif d’Oakland a probablement était dans les tympans de toute personne attentive au rap US. Une voix enrobée envoûtante et un flow souple, élastique a probablement charmé une majorité d’auditeurs au détour du titre “Clint Eastwood” de Gorillaz en 2001 sous le pseudonyme de Del The Ghost Rapper. Pour les auditeurs qui creusent un peu plus, il apparait en 2000, toujours en compagnie de Dan The Automator, sous l’alias “Deltron 3030” pour un album au concept de rap-opéra-science-fiction. Les accros des sports de glisse l’ont sûrement entendu sur une bande-son de jeu vidéo ou film ayant attrait au snowboard ou au skateboard. Il est également membre des Hyeroglyphics et il est aussi le cousin d’Ice Cube pour lequel il écrira quelques paroles pour le groupe Da Lench Mob au début des années 90. Bref Del The Funky Homosapien est un peu partout et un peu nulle part. Il est en 2012 accompagné de Parallel Thought, duo de producteurs du New Jersey, pour ce fringant « Attractive Sin ». La pochette n’est pas sans rappeler « A piece of strange » des Cunninlynguists et d’ailleurs la touche musicale apportée dans ce disque ne s’en éloigne pas trop. Orchestrations cuivrés, nappes chaudes, « Attractive Sin » est de cette énergie Soul et Jazz qui enveloppe l’auditeur dans un univers chaleureux et organique. Un péché mignon envoutant sur lequel l’auditeur amateur de morceaux suaves ne pourra que revenir avec plaisir. Enivrant.
Z-Ro : Time, Heaven et drogues dures.
The Mo City Don. Avec “Angel Dust” en 2012, Joseph Wayne Mc Vey livre son seizième album en l’espace de quinze ans. Le point d’orgue de cette longue série se situe sur les années 2004/2005/2006 avec les albums « The life of Joseph W Mc Vey », « Let The Truth Be Told » et « I’m still livin’ ». Ses trois albums seront les premiers d’une liste de dix albums signés chez Rap-A-Lot Records, le label texan de J. Prince lequel a vu passer de nombreuses gloires sudistes tels que les Geto Boys, Devin The Dude, Bun B et Pimp C en solo ou Trae Tha Truth avec lequel Z-Ro collaborera sur « It is What it is » en 2008. Le chanteur-rappeur de Houston souvent référencé comme le Nate Dogg du Sud entamera avec “Crack” en 2008 une collection inégale de cinq disques ayant tous pour titre une drogue dure. Souvent parasité de titres dispensables, cette suite dopée contient tout de même son lot de diamants, souvent bruts et brutaux. Sur cet « Angel Dust », la deuxième partie de l’album est nettement plus relevé et offre avec ce doublé « Time » et « Heaven » un aperçu de la quintessence de ce que Z-Ro peut donner. Un blues sudiste noir et chaud interprété par cette voix caverneuse d’une profondeur abyssale. La vie de Joseph W Mc Vey, disparition de sa mère à l’âge de six ans, balladé de foyer en foyer pour finir ses années adolescentes dans la rue livré à lui-même, dealer et hustler, repéré pour ses talents musicaux, emprisonné pour possession de drogue, pourrait facilement alimenter une biographie papier ou filmé. Un destin à la Edith Piaf avec qui il partage un timbre de voix remarquable. Une légende locale qui malgré des années d’activisme, reste encore sous le radar des grands projecteurs.
Curren$y Si Spitta rappe depuis 2002, il n’est vraiment apparu sur les radars qu’en 2010 avec “Pilot Talk”. Avec son rap dégingandé, à la traîne, Curren$y va inonder de sa Nouvelle Orléans natale la décennie d’une pléthore de projets. Pas moins de soixante-huit pour être exact. Entre albums solos comme le solide “Canal Street Confidential”, mixtapes courtes comme “Cigarette Boats” avec Harry Fraud aux sonorités eighties/miamiesques, mixtapes moins courtes comme le récent “Fire In The Clouds” avec Drupey Beats, albums collaboratifs avec The Alchemist (“The Covert Coup” et “Carrolhein Heist”), Freddie Gibbs (“Fetti”), Statik Selektah (“Gran Turismo”) ou LNDN Drugs et Jay Worthy (“Umbrella Symphony”), le patron de Jet Life Recordings se plaît à perdre l’auditeur dans une overdose de fumée jaunâtre où la quantité l’emporte parfois sur la qualité. Ce n ‘est pas le cas sur les projets précédemment cités ni sur ce “Stoned Immaculate” de 2012 brillamment exécuté. La liste des producteurs est à tomber par terre et ils se mettent tous au diapason de Shante Scott Franklin, nom de Spitta à l’état civil. Bink!, The Neptunes, Cardo, J.U.S.T.I.C.E. League, Daz the Dillinger, The Futuristiks (premier nom du duo de producteurs Mike-N-Keys) ou Big Krit entre autres. Un casting quatre étoiles derrière les machines qui délivre un écrin luxueux pour le rappeur qui lui crache ses couplets à son aise, l’impression d’être calé dans un canapé XXL sous un nuage épais émanant d’une table remplie d’épices vertes. L’album enregistrée entre Miami, LA et New-York est pourtant d’un parfait équilibre et un featuring délicieux avec 2 Chainz sur “Capitol” résumerait presque à lui seul tout cet album : de la légèreté, de la souplesse et de l’onctuosité. Reprenant des paroles de The Doors sur leur album de 1971 “LA Woman”, le titre « The Stoned immaculate » ne pouvait pas coller mieux à cet opus. Curren$y tenait là
une carte de visite essentielle de sa longue discographie.
2013
Boldy James & ALC, le froid de Detroit « On a good day, you can call me Juicy J.” Dans un bon jour, tu peux l’appeler Juicy J. La phrase ramène vers Memphis, pourtant elle s’intègre dans un flamboyant exercice de style qui rappelle un rappeur d’Harlem. Le timbre de voix et le flow, eux, font définitivement penser à une autre légende, cette fois du côté de Queens Bridge. Pourtant malgré tous ces comparatifs, James Clay Jones plus connu sous le nickname de Boldy James, fait en la fin d’année 2013 un album dantesque bien à lui inscrit dans la froideur des rues de Detroit. Avec Big L et Prodigy comme référence, l’auto-surnommé « Moochie » livre avec un Alchemist en très grande forme “My 1st Chemistry Set”. Dans la lignée d’"Albert Einstein", album de Prodigy sorti un peu plus tôt dans l’année, les instrumentaux d’ALC sont sombres et menaçants avec de très rares rayons de soleil. Concoctées avec une précision chirurgicale, ils servent parfaitement les paroles du rappeur, construites dans un slang où les nicknames sont légion. Le titre “Moochie” est un modèle du genre, qui à sa place tout à côté du « Ebonics » de Big L. Rempli de samples souls triturés par Alan, pas avare en raps techniques récités d’une force tranquille par Boldy, “My 1st Chemistry Set” est un premier coup réussi et possède cette force de frappe qui faisait passer James, trente ans à l’époque, pour un expert confirmé. Cependant après ce coup d’éclat, sa carrière n’explosera jamais vraiment. Alchemist quant à lui, poursuivra tranquillement une carrière déjà légendaire en 2013.
Dope ! It’s Dom ! The Chronic 2010’s. “Still Brazy” de YG, “Victory Lap” de feu Nipsey Hussle et “Get Home Safely” de Dom Kennedy forment un triptyque angelino qui sur ces dix ans pourrait être une suite décliné en trois volets de “The Chronic” et de “2001” de Dr Dre. L’agressivité et le quartier chez YG, la mentalité de charbonneur, le respect d’une tradition et toujours le quartier chez Nipsey et le goût pour la fête, les épices, les liqueurs et les femmes chez Dom. “Get Home Safely” en 2013 est un petit bijou de rap laidback, où le cool reste toujours au centre des mélodies des Futuristiks et du flow de Dominic Hunn. Si Dr Dre est cité plus haut, il faut aussi y rajouter l’influence de DJ Quik. Dom Kennedy se plait à rester cet hédoniste sans souci sur des sucreries comme « South Central Love » ou un « All Girl Crazy » aux airs Ice Cub-esques surprenant de facilité. Des morceaux qui peuvent parfois rappeler la grivoiserie de Quik. Les raps de Dom ne font pas de vague, pas de technique outrancière non plus, mais encore une fois on se laisse gagner par l’attitude du story-teller dans ces aventures sans heurts. Explorant son passé de manière la plus simple possible sur « 17 » ou avec une touchante nostalgie sur « After School », exprimant ses sentiments amoureux sur un « Tryna find my way » lent et hypnotique samplant une délicieuse boucle de The Whispers, revenant sur sa carrière dans un écrin luxueux produit par les futurs Mike-N-Keys et DJ Khalil sur « Dominic », Dom est comme l’Alliance Ethnik : toujours simple et funky. Le rappeur et entrepreneur de Leimert Park ne laisse cependant pas le business de côté. Comme son compère Nipsey Hussle présent sur « Still callin’ », Dom préfère l’indépendance. Il refusera même une signature chez Interscope en ce même début d’année pour finalement livrer ce brillant opus sur son propre label OPM : Other People Money. If it don’t make money, it don’t make sense. Fin, funky, et doté d’une très forte replay value, “Get Home Safely” est une galette à poser dans un lecteur situé près des piscines et des palmiers. Ça, c’est dans l’idéal. Toute autre occasion fera l’affaire.
“1Train”, le possee cut En 2013, “1Train” était déjà un très bon morceau. Quand on y retourne en 2019, il y a en plus cette notion d’All Star Game qui s’y ajoute. ASAP Rocky, Kendrick Lamar, Joey BadaSS , Yelawolf, Danny Brown, Action Bronson et Big Krit défilent au micro, Hit-Boy pour seul producteur aux machines. Les drums de « Get out of my life woman » de Solomon Burke et le sample arabisant de « Meshet senin » de Ashala tournent en boucle pendant six minutes douze secondes pour ce qui a l’air aujourd’hui d’un freestyle à l’ancienne entre meilleurs MCs d’une génération. South, East et West tous présents pour un cypher qui marque l’histoire en restant un témoin de cette décennie. Hit-Boy y signe un hit de plus à ajouter à un catalogue bien fourni avec les « Niggas in Paris » de Kanye et Jay-Z, le « Backseat Freestyle » de Kendrick ou « Goldie » sur ce même album « Long. Live. ASAP. » de ASAP Rocky. Et pour ce qui est de la compétition, Big Krit termine ce morceau en vainqueur : son dernier couplet ferait presque oublier tous les autres.
2014
Vince Staples - Hell Can Wait La science de la pochette, le sens du track listing, la force d’un format court. Ces trois éléments autour de productions très épurés, sèches et synthétiques font de cet « Hell can wait » un EP de sept titres impactant et puissant. Vince Staples nous propose un Apocalypse Now Redux version Los Angeles 2010’s. En se trompant d’une année, le jeune rappeur, vingt ans à l’époque, tombe pile un an plus tard et aurait presque pu rendre un film de John Carpenter prophétique. Los Angeles 2013 sera donc en 2014 mais les degrés fahrenheit restent les mêmes. 65 Hunnid degrees. Pas de Snake Plisskens, c’est Vince Staples qui est au centre de l’action, en vue subjective. Comme sur ce « Glass Mirror » où les junkies venaient le solliciter sur son porche de North Long Beach reprenant un gimmick de Goodie Mob de 1995. Ou comme sur ce terrifiant « Hands up » aux basses saturés et à la sirène menaçante dont la production semble tout droit sorti de « Assault on Precinct 13 ». Dans cette espace confiné et étouffant, seul le morceau « Limos » fait office de bulle d’air perçant l’épais nuage incandescent émanant de « Hell can wait ». Vince Staples prouve avec cet album qu’il faudra compter sur lui dans les années à venir. Celui qui reconnait plus Ice Cube pour ses comédies que pour ses pamphlets du début des années 90 nous largue pourtant en pleine émeute de quartiers de Los Angeles. Plutôt pessimiste dans le fond, la forme ne ressemble à aucun format « californien », pas de g-funk chaud, le son est froid et sec mais témoigne d’une véritable fournaise. Un paradoxe finalement magistral et un fond déjà condensé dans les deux premières lignes de « Fire », morceau d’ouverture : « School couldn't get me into Heaven And Heaven couldn't get me in a bitch bed… » Alors ouais, à côté de ce qui se passe, l’enfer pourquoi pas.
El P & Killer Mike Run The Jewels Restons dans le même ton mais remontons deux ans en arrière, en 2012. Killer Mike sortait un brûlant “R.A.P. Music” produit entièrement par El-P, ex- Company Flow producteur. Le cœur de cet frappe nucléaire résidait en deux missiles successifs « Reagan » et « Don’t Die ». Le premier expliquait de l’intérieur les reaganomics et explorait l’histoire politique américaine. Le deuxième traitait des violences policières de manière frontale dans l’héritage direct d’Ice Cube ou NWA. Les causes et les conséquences en un peu plus de huit minutes. Intense et lourd à digérer, « R.A.P. Music » était en fait l’épisode zéro de Run The Jewels. El-P et Killer Mike n’allaient (presque) plus se quitter d’une semelle. Un buddy-movie en trois épisodes d’une série toujours en cours. Un binôme électrique dont les albums montent en puissance même si ce “Run The Jewels 2”, le rouge, reste peut-être le meilleur flacon. S’ouvrant sur une exclamation tonitruante de Killer Mike, le souffle ne retombera pas le long des douze titres proposés par les compères. Du bulldozer “Bockbuster Night, Part 1” écrasant tout sur son passage, au rouleau compresseur « Count your eyes and count to fuck » en compagnie de Zach de La Rocha, Run The Jewels et les productions alternatives de El-P mettent le feu aux poudres d’une amérique qui se pourrit de l’intérieur. Le duo ravive les esprits à coups de marteau-pilon et remet le couvert sur un double enchaînement à la figure sur « Lie, Cheat, Steal » et « Early ». Les causes et les conséquences. Effrontés et éduqués Le Producteur et Tueur Michel lèvent le plus beau majeur de cette décennie, sans vraiment aucune concurrence en face. Killer Mike y rappelle encore qu’il est le digne successeur d’un certain O’Shea Jackson et qu’il reste le rappeur préféré des rappeurs. “Critics want to mention that they miss when hip-hop was rappin' Motherfucker, if you did, then Killer Mike'd be platinum.” C’était Kendrick Lamar sur Hood Politics en 2015, l’année suivante de RTJ2.
Young Thug, Rich Gang, About the money 2014 a vu Young Thug tout péter. Le jeune gremlin d’Atlanta était partout. Singles en solo avec « Stoner » et « Danny Glover », featurings chez Tyga et T.I., mixtape collaborative avec Rich Homie Quan et Birdman sous le nom de “Rich Gang : Tha Tour pt 1.” Annoncé en début d’année chez Freebandz, le label de Future, l’atlien signera finalement sur le label de Lyor Cohen 300 Entertainment après s’être partagé sur Cash Money Records et 1017 Brick Squad (labels respectifs de Birdman et Gucci Mane). Citant Kanye West, Gucci Mane et surtout Lil Wayne comme influences, Young Thug se fait reconnaitre par ce flow tantôt rappé, tantôt chanté, chantonné, marmonné, voire hurlé. Des ad-libs à moitié prononcés ou des gimmicks criés comme des onomatopées, le style de Thugger est imprévisible. Artistiquement autant que vestimentairement. Le phénomène coupe complètement avec les standards vus habituellement dans le rap. A vingt-trois ans, Jeffery Lamar Williams bouleverse complètement le jeu en lui donnant une nouvelle injection d’oxygène. Un bâton de dynamite à mèche courte dont l’explosivité n’a d’égal que son excentricité. Sur “About the money”, il attire toute la lumière sur lui malgré un T.I., pionnier de la trap, en bonne forme. La production de London On da Track est un tapis de velours pour le flow de Young Thug qui donnera toute la rythmique au morceau : couplets, refrain, gimmicks. Les envolées lyriques du jeune barlou vont braquer les spots sur lui, armé d’un charisme extravagant qui lui semble tout naturel. La mixtape “Rich Gang : Tha Tour pt 1” qui suivra quelques mois après cet anthem sera du même acabit. Produite par Cash Money Records, elle verra se partager le micro entre Birdman, Rich Homie Quan et Young Thug. Les productions verront se succéder Dun Deal, Isaac Flame, Goose, London on da track, Mike Will Made It et Wheezy. Le temps de se rendre compte encore une fois que l’alchimie London/Young Thug fonctionne toujours autant et aurait pu donner un fantastique album commun. Young Thug continuera ses fulgurances les cinq années suivantes et représentera aux côtés de Future et Migos un Atlanta toujours en plein renouvellement. Son album “Barter 6” l’année suivante prouvera que son flow est un instrument de musique qui mettra les productions minimalistes de London et Wheezy en orbite. En 2015 encore, il donnera à Jamie XX un de ses plus jolis bangers electroniques. En 2016, son featuring sur « I do this » chez Slauson Boy 2 de Nipsey Hussle est un metal hurlant duquel l’auditeur ne ressortira pas indemne. En 2017, il jouera au reggae avec succès sur « Wyclef Jean » . Et en 2017 encore il fera forcément un virage pop réussi avec « Havana » et Sabrina Claudio.
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